Le cancer est-il une maladie ou un processus biologique ?

Dès lors qu’il est nuisible à la santé, c’est une maladie ou plutôt une famille de maladies. Mais c’est avant tout un processus né il y a au moins cinq cents millions d’années avec l’apparition des organismes multicellulaires. Avec le passage à la multicellularité, la sélection naturelle a favorisé des organismes qui fonctionnent comme des sociétés de clones [NDLR : les cellules qui constituent un individu procèdent toutes de la réplication d’une même cellule.] Les raisons de ce phénomène tiennent, pense-t-on, aux bénéfices liés à la répartition des tâches.

Comment le cancer s’inscrit-il dans ce processus ?

Au cours des divisions cellulaires, certaines cellules, à la suite des mutations, commencent à tricher en ne coopérant plus avec les autres et en optant pour des proliférations anarchiques. Le cancer, c’est un conflit entre l’intérêt collectif et l’intérêt égoïste de ces cellules mutées, conflit qui, la plupart du temps, concerne les cellules souches chargées d’assurer l’entretien et le renouvellement des tissus usés.

Dans quelles conditions ces cellules réussissent-elles à se développer ?

Nous possédons tous des cellules potentiellement cancéreuses, mais, la plupart du temps, nos défenses les empêchent de proliférer. Il peut néanmoins arriver que le conflit d’intérêts ne soit pas correctement réprimé, que les cellules nuisibles contournent les barrières. La sélection naturelle peut favoriser la transformation de ces cellules en des tumeurs solides, des amas complexes et structurés qui peuvent aller jusqu’à un stade invasif, métastatique. [NDLR : la métastase correspond à la diffusion de cellules cancéreuses, par la voie des vaisseaux lymphatiques ou sanguins, dans une autre partie du corps où se forme ainsi une nouvelle tumeur.]

« Le cancer, c’est un conflit entre l’intérêt collectif et l’intérêt égoïste de ces cellules mutées »

Selon quelles modalités nos barrières anticancers opèrent-elles ?

Quand une cellule mute de manière anarchique, elle enclenche normalement un programme de suicide interne qu’on appelle l’« apoptose ». Et si elle ne le fait pas, les autres cellules lui envoient des signaux pour la pousser à ce suicide. Dans certains cas, la cellule cancéreuse élimine toutes ces zones de protection. Bien souvent, il faut une accumulation de mutations pour endommager toutes les protections. On assiste alors à un retour vers l’égoïsme unicellulaire ancestral.

Ces mutations sont-elles toutes-puissantes ?

En fait, à la différence du développement de l’embryon humain par exemple, il n’y a aucun programme préétabli, ce n’est qu’un grand bricolage. Le cancer doit chaque fois réinventer la roue ; une grande majorité des combinaisons n’aboutissent à rien. Mais quand, par malchance, certaines réussissent à trouver la clé de leur développement, cela peut aller jusqu’au stade suprême des organisations métastatiques qui causent 90 % des décès dus au cancer.

Depuis quand la biologie évolutive, qui cherche à comprendre les mécanismes de l’évolution, s’intéresse-t-elle au cancer ?

Le premier article a été publié par Nature en 1975, il a été suivi d’un second dans Science en 1976, mais ces publications n’ont rencontré presque aucun écho. Il a fallu attendre les dix, quinze dernières années pour qu’une vision évolutionniste du cancer soit prise en compte.

Qu’apporte-t-elle ?

Son analyse des raisons pour lesquelles la sélection naturelle permet à certains cancers de devenir invasifs en favorisant des variants capables de se constituer en amas de cellules, de faire pousser des vaisseaux qui leur apportent oxygène et nutriments, d’échapper aux défenses immunitaires naturelles et même aux défenses artificielles que sont les traitements.

Vous allez jusqu’à affirmer que certaines chimiothérapies renforcent le cancer ?

Quand on peut éradiquer une tumeur grâce à la chirurgie, la chimiothérapie ou les rayons, il ne faut pas s’en priver, mais il arrive que ces thérapies conduisent à renforcer la sélection des variants résistants. Dans ce cas, de nouvelles thérapies, dites adaptatives, peuvent permettre de tenter de contrôler les cellules cancéreuses. Quand le cancer est métastatique, s’en débarrasser est pour l’instant mission quasi impossible. Si l’on persiste avec la grosse artillerie, on renforce les cellules résistantes qui gagnent deux fois : en n’étant pas tuées et en n’ayant plus de compétiteurs. Elles sortent renforcées par le traitement, plus rien ne peut les empêcher de proliférer. Je ne dis pas qu’il faut s’opposer aux traitements comme certains le prétendent ! Bien au contraire, ces traitements sont indispensables, mais il faut faire preuve de stratégie dans leur application pour tenter de toujours avoir une longueur d’avance sur un ennemi qui évolue en permanence.

Certaines cellules cancéreuses seraient donc bénéfiques ?

Effectivement, ces thérapies adaptatives considèrent que toutes les cellules cancéreuses ne sont pas forcément bonnes à tuer. En laissant vivre les moins dangereuses dans la tumeur – c’est-à-dire celles qui sont sensibles aux thérapies classiques –, on favorise leur compétition avec les cellules résistantes, l’affaiblissement de ces dernières, et donc le contrôle de leur prolifération. Quand vous ne pouvez plus tuer un ennemi, laissez-lui des compétiteurs dans les pattes, cela ralentira sa progression.

« Pour se développer, le cancer doit convaincre les cellules saines environnantes de coopérer »

On peut aussi agir sur son environnement, à l’intérieur du corps du patient, pour rendre le milieu défavorable à la croissance tumorale. Le cancer est une sorte de parasite interne qui n’est pas autosuffisant. Pour se développer, il doit convaincre les cellules saines environnantes de coopérer. Quand une tumeur grossit, c’est le résultat d’un ensemble d’interactions complexes fondées autant sur la coopération entre cellules cancéreuses que sur une compétition entre elles. La connaissance de cette écologie tumorale ouvre l’espoir de thérapies qui exacerbent les interactions destructives comme le parasitisme et la compétition interne aux cancers comme les hypertumeurs.

C’est-à-dire ?

Chez certaines espèces d’animaux, à partir d’une certaine taille et d’un certain âge, on observe une permissivité renforcée au développement des cancers. Les auteurs d’une publication récente pensent que cette permissivité intervient pour favoriser l’apparition d’hypertumeurs susceptibles de minimiser l’impact du cancer initial. On se demande également pourquoi certains animaux de grande taille et qui vivent longtemps, comme les éléphants ou les baleines à bosse, n’ont pas plus de cancers. On a découvert que la sélection naturelle avait doté ces espèces de défenses anticancers renforcées, avec par exemple des copies surnuméraires de gènes suppresseurs de tumeurs.

Cela ouvre-t-il la voie à des thérapies géniques ?

Certains travaillent sur l’augmentation du nombre de copies de gènes suppresseurs de tumeurs chez la souris grâce aux ciseaux à ADN-Crispr. On peut aussi espérer trouver des molécules qui favorisent l’apoptose [le suicide] des tumeurs malignes, mais le risque, c’est de créer des maladies auto-immunes. En obligeant une cellule à s’autodétruire dès qu’elle présente la moindre anomalie, on risque d’avoir de nombreuses cellules qui se dézinguent alors que leurs mutations n’étaient pas dangereuses. Il faut surtout continuer à travailler sur les failles des cellules cancéreuses. Ce qui me paraît porteur d’espoir, c’est de réussir à mieux coupler chirurgie-chimiothérapie-radiothérapie-immunothérapie-ARN et thérapies adaptatives. Nous obtiendrons bientôt des résultats extraordinaires concernant notre problème majeur : les cancers généralisés.

« Le meilleur moyen de lutter contre le cancer reste de limiter les sources de mutagènes, le tabac, l’alcool et la malbouffe en particulier »

Quelles sont les meilleures stratégies pour combattre ces métastases ?

Nous avons réussi récemment à leur appliquer des modèles mathématiques qui nous permettent d’en identifier les phases critiques et ainsi de pouvoir mieux séquencer les traitements. Pour constituer des foyers secondaires, des cellules tumorales circulantes s’échappent de la tumeur primaire dans la circulation sanguine et lymphatique. Ces cellules circulantes n’ont que quelques heures à vivre au maximum. Si l’on réussissait à réduire leur durée de vie ne serait-ce que de dix ou quinze minutes, aucune n’arriverait à s’installer ailleurs. Catherine Alix-Panabières mène depuis deux ans au sein de notre équipe un travail passionnant sur la biopsie liquide. Nous avons réussi, sur un patient, hélas depuis décédé, à suivre en temps réel l’évolution de la composition génétique des cellules tumorales. 

Quelles sont les raisons pour lesquelles vous préconisez la voie des polythérapies ?

On sait qu’un organisme vivant est rarement un démon darwinien qui résisterait à tous les remèdes. La biologie évolutive peut apporter un éclairage sur l’ordre dans lequel on peut administrer chacune des thérapies, avec par exemple une chimiothérapie néoadjuvante [qui intervient avant tout acte chirurgical] pour diminuer la taille de la tumeur primaire, puis une myriade de thérapies plus légères qui terminent le travail sans sélectionner de variants résistants. D’autres hypothèses sont sur la table. Les cellules cancéreuses étant très instables génétiquement, elles occasionnent des dégâts dans leur propre ADN, qu’elles doivent en permanence réparer. Avec une collègue de l’Institut Curie, Marie Dutreix, nous avons mis au point une petite molécule qui vient mimer de faux dégâts sur l’ADN afin d’enclencher le processus de réparation. En multipliant ces fausses alertes, on peut conduire les cellules tumorales à cesser de se réparer et envoyer à ce moment-là une charge thérapeutique massive à laquelle le cancer n’est plus en état de répliquer.

Pourquoi le nombre de cancers augmente-t-il ?

La principale explication vient de nos modes de vie. Nos adaptations anticancers, très puissantes, se sont construites sur le temps long d’un monde très différent du nôtre. Aujourd’hui, on mange trop et souvent mal, on ne bouge pas assez, il y a de la pollution partout… Nous maltraitons notre ADN comme jamais, et ce, en vivant beaucoup plus longtemps. Ces mismatches [inadéquations] peuvent être très subtiles. Par exemple, les femmes au temps de la préhistoire n’avaient que quelques dizaines d’épisodes de règles, elles étaient constamment enceintes ou en train d’allaiter. Une femme moderne peut avoir trois ou quatre cents cycles, chacune de ces périodes correspond à un pic hormonal qui peut être problématique dans les cas des cancers hormonodépendants. Nos défenses sont celles d’un monde d’hier pour un risque exacerbé qui ne va pas aller en s’arrangeant avec l’augmentation de l’obésité et les pollutions croissantes. Heureusement, notre boîte à outils est pleine de promesses, mais le meilleur moyen de lutter contre le cancer reste de limiter les sources de mutagènes, le tabac, l’alcool et la malbouffe en particulier. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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