Une maladie ne se résume pas à un virus, à une tumeur ou à la dégénérescence d’un organe. Lorsqu’elle s’installe dans le temps, la maladie bouleverse chaque recoin d’une vie, entraînant des besoins multiples et insoupçonnés chez le patient. Tout commence par le regard des proches qu’il faut apprendre à supporter, les préjugés qui prennent de l’énergie à démonter, les montagnes administratives auxquelles il faut s’attaquer, les tâches du quotidien qui se transforment en épreuves, l’émergence de difficultés financières. Il y a aussi les effets secondaires qu’il faut savoir gérer, tout comme l’angoisse qui, d’un instant à l’autre, paralyse l’esprit. Il y a aussi cette peur de mourir avec laquelle il faut cohabiter et qui, parfois, lorsqu’approche la fin du traitement, se transforme en une peur de guérir, difficile à expliquer.

Catherine Tourette-Turgis a pris conscience de l’importance de la prise en charge des malades dans leur globalité lors d’un long séjour à San Francisco, dans les années 1990. Engagée dans la défense des droits de minorités, elle vit alors au contact de malades du VIH et assiste, avec l’arrivée de la trithérapie, au difficile retour à la vie d’individus qui s’étaient préparés à mourir. Une fois en France, l’enseignante-chercheuse décide d’aider les malades chroniques à mieux vivre leur quotidien, hors des murs de l’hôpital, en créant une structure de formation en éducation thérapeutique. Celle-ci s’adresse principalement aux patients eux-mêmes, car qui de mieux placé pour comprendre les besoins d’un malade qu’un autre malade plus avancé dans son parcours de soins ?

500 malades sont diplômés de l’Université des patients, fondée à la Pitié-Salpêtrière en 2009

C’est ainsi que naît, en 2009, l’Université des patients. Depuis treize ans, dans ce lieu pionnier établi au sein de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, en partenariat avec la Sorbonne, des patients devenus experts de leur maladie viennent valider et renforcer leurs connaissances acquises au fil de leur expérience de malade à l’occasion d’une formation de 40 à 60 heures. À ce jour, 500 malades ont obtenu par ce biais un diplôme universitaire. Ce dernier leur permet d’exercer le métier dit de « patient-partenaire », qui consiste à travailler main dans la main avec les professionnels de santé pour venir compléter l’accompagnement thérapeutique des malades.

Influenceuse cancer

Edith Desmarais est une ancienne élève de l’Université des patients. À la suite d’un cancer du sein survenu à l’âge de 46 ans, cette illustratrice a souhaité se mettre au service de ses pairs. Elle a choisi la communication comme angle d’attaque. « Quand on m’a diagnostiquée, l’hôpital m’a remis des piles de documents, toutes aussi glauques les unes que les autres, dit-elle. J’avais l’impression d’entrer dans un univers tellement austère. » Cette expérience, elle ne souhaite pas que d’autres malades la traversent. Armée de son diplôme universitaire qu’elle a complété par une formation en communication digitale éthique, Edith se lance alors dans la conception de contenus ludiques et décalés sur le cancer : des vidéos humoristiques tournées dans les couloirs de l’hôpital, des comptes sur les réseaux sociaux où elle répond aux questions de ses abonnées, ou encore des livres jeunesse destinés à faciliter l’annonce de la maladie aux enfants.

« L’annonce, c’est souvent un moment très compliqué, témoigne-t-elle. Dans la tête du patient, c’est comme un disjoncteur qui saute. Tout devient noir, d’un coup. Le déni se met en place, il nous empêche de tout comprendre en une fois. D’où l’utilité du patient-partenaire. » Ce dernier peut, par exemple, revoir le malade plusieurs jours après l’annonce du médecin pour répondre aux questions qui n’ont pas été posées par pudeur, ou parce qu’elles n’ont émergé dans la tête du patient qu’une fois de retour chez lui. « On éclaircit ensemble certains points, on traduit le jargon des médecins », poursuit Edith. La quinquagénaire actuellement en rémission prend son activité très à cœur. « Il ne faut pas oublier qu’aux yeux des malades, on représente l’espoir. »

Comme d’autres établissements hospitaliers, l’hôpital Jean-Verdier, en Seine-Saint-Denis, s’intéresse au concept de patient-partenaire, au point d’avoir salarié Edith Desmarais. Elle est désormais chargée, au sein de l’établissement, de recruter d’autres malades pour les former à leur tour. « Il y a urgence sur ces territoires défavorisés, notamment parce qu’une partie de la population ne parle pas français, explique-t-elle. On essaye de recruter des patients-partenaires bénévoles qui parlent le tamoul, par exemple, et on les forme très vite parce qu’ils n’ont souvent pas la possibilité de s’investir dans une formation au long cours. »

Un interlocuteur accessible

Hélène L., une Amiénoise de 56 ans, est atteinte d’un cancer du sein métastatique. Actuellement en pleine formation pour obtenir son DU, elle convoite déjà un poste proposé par l’hôpital où elle est soignée : un mi-temps d’infirmière assistante en oncologie. « C’est mon oncologue qui m’a proposé cette formation parce qu’à l’hôpital, j’allais naturellement vers les patients pour les rassurer », dit-elle. 

Elle aussi constate que dans sa région, le développement du métier de patient-partenaire pourrait être bénéfique, notamment en matière d’accompagnement psychologique. « L’hôpital met bien des psychologues à disposition des patients et de leur famille mais là où je vis, à la campagne, les gens n’osent pas prendre ce genre de rendez-vous. Un patient-partenaire paraît moins impressionnant, plus accessible. »

Hélène pourrait intégrer le service de l’hôpital dans lequel elle est soignée

Hélène aimerait, une fois diplômée, trouver un moyen d’accompagner les malades qui, comme elles, sont soumis à une chimiothérapie par comprimés. « Contrairement aux patients traités sous perfusion, nous nous retrouvons seuls face à nos cachets, sans personne avec qui débriefer. Sans compter que parce que nous ne perdons pas nos cheveux, nos proches se figurent que tout va pour le mieux. »

Pour Hélène, qui passera le reste de sa vie en traitement sans jamais guérir, ce diplôme universitaire est aussi une opportunité de garder une activité rémunérée. Son ancien métier, qui lui demandait d’être constamment sur la route, n’est plus envisageable. « Devenir patiente-partenaire pourrait me permettre de garder une activité et d’être heureuse », envisage-t-elle.

Construire un monde plus humain

L’Université des patients inspire d’autres pays. Wafaa Kaikani, professeure à l’université Mohammed-VI à Casablanca, a coordonné la première session de formation au Maroc, en 2021. À ses yeux, il est temps que la médecine s’horizontalise, notamment dans son domaine, l’oncologie. « Le patient a des choses à nous apprendre, dit-elle. Il est porteur d’une culture personnelle, d’un passé particulier qu’il faut prendre en compte au moment où nous allons traiter son cancer. »

Cette jeune médecin voit l’émergence du patient-partenaire comme un moyen intéressant de combattre un phénomène qu’elle et ses confrères redoutent chaque fois qu’ils prennent en charge un patient, à savoir « une mauvaise observance du traitement, voire l’abandon thérapeutique ».

 « Le patient a des choses à nous apprendre. Il est porteur d’une culture personnelle, d’un passé particulier qu’il faut prendre en compte au moment où nous allons traiter son cancer »

Dix-neuf élèves marocains ont obtenu leur diplôme universitaire à l’issue de cette formation. De l’atelier d’écriture thérapeutique à un coaching pour apprendre aux patients à gérer leurs poches de stomie, en passant par l’art-thérapie, les projets de ces malades fraîchement diplômés se multiplient. Bahija Gouimi, enseignante atteinte d’une leucémie myéloïde chronique, a, quant à elle, fondé une maison d’accueil destinée à héberger les patients défavorisés, dans l’impossibilité de payer l’hôtel au moment de venir faire leur chimiothérapie à Marrakech.

Depuis son diagnostic, il y a vingt ans, Bahija a vu les mentalités progressivement évoluer au Maroc au sujet du cancer. En parlant de son expérience à visage découvert à une époque où cela ne se faisait pas, elle a elle-même participé à ce changement. « Avant, les cancéreux se cachaient, on avait peur d’eux, dit-elle. Il existait tout un tas de fausses croyances autour de cette maladie qui était systématiquement synonyme de mort pour les Marocains. C’est aussi pour cette raison que j’ai voulu m’impliquer en tant que patiente. La stigmatisation est moins forte à présent, mais il reste du chemin à parcourir. Aujourd’hui encore, des Marocaines cachent leur cancer à leur mari, de peur d’être abandonnées. »

Bahija est cette patiente qui a peur de guérir. « Dans le cancer, j’ai trouvé des forces, des compétences, dit-elle. C’est lui qui m’a poussée à écrire des livres, à créer une association, à construire une maison. Ce cancer me fait avancer, et j’ai encore plein de choses à réaliser. Je veux continuer de soutenir d’autres patients et faire de mon mieux parce qu’un jour, guérie ou non, je vais mourir. »

Au fond, ce que Bahija redoute le plus en guérissant, c’est de perdre la joie que lui procure le partage avec les autres malades. « Au Maroc, comme en Europe, les gens ont cessé de se regarder. Au supermarché, on achète une pomme, une carotte. On vit à l’unité. Où est passée la communauté ? Avec le cancer, je suis passée du moi au nous et j’ai peur d’un jour faire marche arrière. Car ce lien qui nous unit, et que la maladie est capable de faire renaître, c’est l’essence même de notre humanité. » Alors oui, sans son cancer, Bahija a peur de l’avenir.  

Vous avez aimé ? Partagez-le !