D’abord, disons-le : de ce tableau extraordinaire, figurant Camille Doncieux, la première femme de Monet, brisée par un cancer à 32 ans après une épouvantable agonie, nous aurions pu faire l’exégèse en nous contentant d’ouvrir des guillemets. Car l’artiste lui-même, dans des souvenirs rapportés par son ami Georges Clemenceau, fit une description de son travail de peintre en deuil « au chevet d’une morte qui [lui] avait été et [lui] était très chère ». Or, ce texte s’avère, de bout en bout, fabuleusement beau.

Que voyons-nous ? Si peu de choses. N’émerge d’un fracas de touches irisées, bleuies, mauves qu’une face maigre aux yeux fermés et à la bouche ouverte. Le reste est à l’état de fantôme et de suggestion : le bouquet de fleurs qui l’accompagne est à peine visible, la couche où elle repose est semblable à un glacier dont l’existence se perdrait derrière des voiles de vent portant une neige atomisée. Les souffrances ont été terribles : une ulcération, des pertes de sang et d’eau, un gonflement des jambes et du visage, des vomissements, des étouffements. La médecine de l’époque ne peut pas se battre contre une telle pathologie et, comme Monet ne cessa de le déplorer, il n’y avait guère de solutions pour au moins atténuer les souffrances de la malade. Camille n’a jamais perdu sa lucidité jusqu’à l’ultime seconde et en profita pour adresser à ses enfants de déchirants adieux.

La teneur de son art, au fond, est l’antithèse de son éprouvant parcours d’homme

Bien sûr, la peinture porte la trace de cette tempête affective et physique, de même qu’elle donne le sentiment, par ces coups de pinceau fragmentés, d’annoncer la décomposition du corps. Monet avouera l’inavouable à Clemenceau. Avec une sincérité sublime et coupable, il lui expliquera que, devant ce moment tragique, son tempérament d’artiste prit le dessus, il se surprend « dans l’acte de chercher machinalement la succession, l’appropriation des dégradations de coloris que la mort venait d’imposer à l’immobile visage », puis constate : « L’automatisme organique frémit aux chocs de la couleur, et […] les réflexes m’engagent, en dépit de moi-même, dans une opération d’inconscience où se reprend le cours quotidien de ma vie. »

Monet avait déjà entamé, à l’heure où disparaît Camille, une relation avec sa maîtresse Alice Hoschédé, laquelle s’occupa de l’épouse agonisante. Alice mourra à son tour prématurément, en 1911, d’une leucémie. De son union avec Camille, Monet avait eu le temps d’avoir deux enfants. Là encore, le malheur l’attend puisqu’en 1914 il perdra son fils Jean, qui n’avait que 47 ans. Il est difficile d’imaginer combien le plus célèbre des impressionnistes, connu pour le vitalisme enchanteur de ses paysages, de ses fleurs aquatiques et de ses lumières irradiantes, a vécu de drames. La teneur de son art, au fond, est l’antithèse de son éprouvant parcours d’homme et s’avère dépositaire d’un courage de titan d’autant plus admirable. Quant à son récit des derniers moments de Camille et de la peinture qu’il en tira, il s’achève sur cette ardente prière glissée à Georges Clemenceau : « Plaignez-moi, mon ami. » 

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