C’est une belle histoire et une première médicale qui a tiré des larmes de joie à douze malades souffrant d’un cancer avancé du rectum. En cette année 2021 à New York, l’oncologue Luis A. Diaz et ses collègues du Memorial Sloan Kettering Cancer Center lancent une étude clinique inédite. Pendant six mois, à raison d’une injection toutes les trois semaines, un petit groupe de patients reçoit un médicament ciblant leur système immunitaire, le dostarlimab. Pas de chirurgie, pas de chimio, cette seule molécule pour traitement. Et des résultats époustouflants : pour les douze malades, la rémission s’est avérée totale ! Plus aucune trace de tumeur sur les images IRM, à l’endoscopie, à la biopsie, à l’examen clinique. Et pas d’effets secondaires significatifs. Du jamais-vu, même si l’étude a été menée sur un très petit nombre de patients, et que ce travail devra être reproduit par d’autres chercheurs pour valider une efficacité plus large.

Le dostarlimab est ce que les spécialistes appellent un anticorps monoclonal, une arme thérapeutique novatrice qui vise, non les cellules cancéreuses, mais le système immunitaire. Comment cela fonctionne-t-il ? En cas de cancer, les cellules malignes prolifèrent sans forcément être repérées par les globules blancs et les anticorps, ces gardiens de l’immunité. Elles sont tolérées par le système, puisque, constitutives du corps humain, elles ne sont pas considérées comme des agresseurs extérieurs. Il faut donc arriver à désactiver ce mécanisme. Pour cela, le dostarlimab se fixe sur une protéine, la PD-1 : cela bloque le « dialogue » entre cellules immunitaires et cancéreuses ; les globules blancs vont pouvoir attaquer la tumeur.

Le dostarlimab pour le rectum ; l’ipilimumab pour le mélanome ; le trastuzumab pour le sein, le rituximab pour certains cancers du sang… Ces anticorps monoclonaux dirigés contre des protéines portées par les cellules cancéreuses sont les fleurons de l’immunothérapie, une stratégie qui a bouleversé, ces dernières années, le traitement des tumeurs. « L’arrivée de ces molécules a été une révolution en cancérologie, explique Karin Tarte du CHU de Rennes. Par exemple, pour le traitement des lymphomes, des cancers du système lymphatique dont la fréquence augmente en France. Le rituximab cible le CD20, une protéine présente à la surface des lymphocytes B tumoraux, et produit un double effet : l’anticorps reconnaît la cible et il active les cellules immunitaires – les macrophages et les cellules tueuses NK – pour détruire la tumeur. Le pronostic de ces cancers s’en est trouvé amélioré. »

Les vaccins curatifs à ARN-messager ont un grand avenir

Ce n’est pas tout. De nouvelles armes sont actuellement forgées en laboratoire pour que de plus en plus de patients puissent être soignés par immunothérapie. Car, malheureusement, les anticorps ne fonctionnent pas pour tout le monde. « Pour qu’une tumeur soit reconnue, il faut que ses cellules soient très différentes. Par exemple, parmi tous les cancers du poumon, ceux causés par le tabac ont une signature bien particulière, reconnaissable, ce qui ne veut pas dire évidemment qu’il est bon de fumer ! Par ailleurs, certaines tumeurs sont protégées par une sorte de coque qui les rend plus difficilement accessibles. Enfin, l’immunothérapie doit s’appuyer sur un système qui répond efficacement. Or, quand on est âgé, les cellules immunitaires sont moins vaillantes », détaille Karin Tarte.

Contre ces obstacles, des médicaments du même type, mais plus performants, sont actuellement testés en clinique : on les appelle les bispécifiques. Comme leur nom le suggère, ces anticorps reconnaissent deux molécules différentes à la fois. Ils peuvent donc être utilisés pour reconnaître et rapprocher une cellule cancéreuse d’une cellule immunitaire et faire détruire la première par la seconde. Par exemple, le blinatumomab lie les lymphocytes T immunitaires aux lymphocytes B tumoraux pour traiter certains cancers du sang. Très récemment, à l’été 2022, une expérimentation a été menée pour évaluer un anticorps bispécifique à effet combiné, l’ATG-101 ; il reconnaît et bloque la protéine PD-1 et, de plus, il active une autre molécule, la 4-1BB, qui stimule les cellules tueuses : un deux en un très prometteur !

Autre stratégie : cibler précisément l’ennemi, et donc personnaliser le traitement. C’est la grande idée des cellules dites CAR-T. Il s’agit de traiter chaque malade avec ses propres cellules immunitaires modifiées génétiquement pour attaquer son cancer. L’opération consiste à prélever des lymphocytes T dans le sang, de les transformer en laboratoire en les équipant de récepteurs spécifiques, les CAR (acronyme anglais pour « récepteur antigénique spécifique »), de les faire se multiplier puis de les réinjecter au patient. Les lymphocytes T deviennent ainsi de redoutables têtes chercheuses capables de reconnaître précisément les cellules tumorales, puis de s’activer contre elles. Est-ce là une panacée ? Les CAR-T ont montré une certaine efficacité pour les cancers du sang, mais beaucoup moins pour les tumeurs dites solides – celles qui se développent sur la peau, les os, les organes… –, soit la majorité. De plus, cette thérapie peut provoquer des effets secondaires parfois graves, et son coût est très élevé. La recherche travaille activement à améliorer le système.

La modification génétique semble être un stratagème de choix : à l’instar des cellules CAR-T, on peut aussi manipuler des particules virales pour les envoyer à l’assaut des tumeurs. Ces virus, dits oncolytiques, à l’ADN modifié pour infecter spécifiquement les cellules tumorales sont en mesure de les détruire directement. Mais ils peuvent aussi stimuler l’immunité, voire fabriquer dans la tumeur même des molécules de chimiothérapie. Un exemple : dérivé du virus de la vaccine, le TG6002 – capable de stimuler l’immunité et de produire de la chimio – est actuellement en début d’expérimentation par la société française Transgène dans le traitement du cancer du côlon à un stade avancé.

Rien n’aurait été possible sans le boom des« big data »

Et le vaccin anticancer ? Les spécialistes en rêvent depuis des années... Non pas préventif, comme celui de la grippe, mais curatif, il a pour objectif de mobiliser le système de défense par l’injection d’un antigène tumoral. Immense intérêt du vaccin : il déclenche une réponse immunitaire « mémoire », ce qui doit protéger le patient d’une rechute, au moins en théorie. Après de premiers essais sur le cancer de la prostate, peu convaincants, la piste vaccinale est aujourd’hui spectaculairement relancée par… la pandémie de Covid et ses vaccins à ARN-messager (ARNm). « Avec des milliards de personnes immunisées, l’ARNm a démontré sa puissance comme agent de la réponse immunitaire », remarque Karin Tarte. Ces brins de matériel génétique sont extraordinairement adaptables : on peut grâce à l’ARNm faire fabriquer au corps n’importe quel type de protéines, et donc adapter le vaccin à chaque tumeur, à chaque patient : du sur-mesure. Mélanome, tumeurs ORL… les expérimentations se multiplient. Dans le domaine des cancers, l’ARNm a l’avenir devant lui !

Parmi toutes ces thérapies, quelle sera la plus efficace pour un cancer et un patient donnés ? Pour le savoir, une fois la tumeur détectée, il faut la caractériser le plus précisément possible : c’est là un enjeu majeur de la recherche sur les futurs traitements. Étonnamment, une simple prise de sang s’avère d’une aide précieuse. Plus exactement, une « biopsie liquide », comme l’appelle sa découvreuse, la Dre Catherine Alix-Panabières au CHU de Montpellier. Elle explique : « Tout est parti de l’analyse du comportement de l’amas de cellules cancéreuses formant la tumeur primaire. Certaines d’entre elles, plus agressives, se décrochent : ce sont les “cellules tumorales circulantes” (CTC) qui gagnent la circulation sanguine pour se retrouver dans la moelle osseuse, les os, les poumons, le cerveau… et créent des métastases secondaires, celles qui tuent les patients. Or, grâce à des techniques ultrasensibles, on peut aujourd’hui analyser les CTC qui sont en quantité infime dans un prélèvement sanguin. » Plus avant, la biopsie liquide permet de détecter de l’ADN tumoral, des vésicules extracellulaires, des micro ARN... autant de molécules qui dressent, en temps réel, le portrait-robot du cancer. Les applications cliniques sont nombreuses, et prometteuses. On peut évidemment identifier des cibles thérapeutiques, prédire l’agressivité d’un cancer, mais aussi repérer les mécanismes de résistance au traitement et détecter précocement une rechute.

Ces grands progrès en cancérologie n’auraient sans doute pas pu advenir sans une autre révolution en marche : celle de la bio-informatique, du séquençage haut débit de l’ADN, de l’intelligence artificielle (IA), des bases de données... Le cancer, c’est aussi du « big data » ! « On est capable aujourd’hui de détecter une cellule unique dans une tumeur. Grâce aux algorithmes de l’IA, on peut analyser des milliers de prélèvements sur lame et en sortir des diagnostics et des pronostics. On intègre l’imagerie, le moléculaire et la clinique, et cela change tout dans la prise en charge », décrit Karin Tarte. Soigner le cancer reste un défi, mais la recherche est en train de prouver qu’il est gagnable. 

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