Al-Jazeera fêtera en 2016 ses 20 ans. Quand le Qatar lance cette chaîne de télévision satellitaire, quel est son objectif ?

Au départ, le Qatar pense moins à lancer une chaîne de télévision qu’à se doter d’un grand journal. à l’époque, la «presse panarabe» diffusée à Londres est dirigée par les Saoudiens. Les Qataris, qui sont en conflit frontalier avec l’Arabie saoudite et cherchent à contrecarrer son influence, constatent que de nombreux journalistes arabes, expérimentés, sont au chômage après l’arrêt d’une chaîne de la BBC. Ils saisissent cette opportunité, abandonnent leur projet de journal et se lancent dans la télévision. Les Qataris font venir une trentaine de journalistes à Doha, leur fixant pour cahier des charges de damer le pion aux médias panarabes saoudiens. Ils leur promettent surtout une grande liberté d’action. Jusqu’à ce jour, ce noyau initial de journalistes est resté fidèle à Al-Jazeera. Depuis, la chaîne a accompagné la montée en puissance des ambitions globales du Qatar.

D’autres pays du Golfe ont lancé des chaînes satellitaires, avec bien moins de succès. Qu’est-ce qui explique la réussite d’Al-Jazeera ?

D’abord, l’aspect pionnier. Al-Jazeera a inventé une « formule » à l’encontre du modèle dominant axé sur un grand conservatisme politique où il est inimaginable de donner la parole à l’opposition. Al-Jazeera opte pour des partis pris inverses. 

Lesquels ?

La chaîne embauche des journalistes dans tout le monde arabe – le rédacteur en chef actuel est algérien –, en s’appuyant beaucoup sur des Jordaniens et des Palestiniens. Le cœur de la machine se situe à Doha, en plein monde arabe. Cela lui confère une forte légitimité chez les téléspectateurs. Surtout, dès 1996, les journalistes donnent autant la parole aux opposants qu’aux gouvernants. Cette attitude leur vaudra un succès fulgurant. Interdits sur les écrans en Tunisie, Ghannouchi et Marzouki, les opposants islamistes et laïques à Ben Ali, deviendront ses invités réguliers longtemps avant le printemps arabe. Évidemment, son ouverture politique vaudra à la chaîne d’innombrables conflits avec tous les régimes arabes, la monarchie marocaine par exemple lorsqu’Al-Jazeera fera entendre la voix des Sahraouis. 

Al-Jazeera, c’est à la fois le modernisme à l’œuvre et les prêches très rétrogrades d’un prédicateur comme Youssef Al-Qaradawi. Comment s’explique cet antagonisme ? Quel est son sens ? 

Avant le 11 septembre 2001, j’avais passé beaucoup de temps à interviewer des gens d’Al-Jazeera. On y rencontrait les représentants de trois courants majeurs. Des libéraux arabes, souvent venus de Londres et aussi non musulmans (chrétiens, par exemple), plus séculiers et plus à gauche en général. Ensuite des nationalistes arabes, proches de ce qui restait du panarabisme. Enfin, des islamistes, notamment des Frères musulmans égyptiens et jordaniens. Cette cohabitation chaotique reflétait la réalité du monde arabe, travaillée par des idéologies diverses et par la mondialisation. Mais les vrais patrons d’Al-Jazeera ont toujours été des Qataris. Ils n’interviennent que rarement, mais chacun sait qu’ils peuvent le faire à tout moment. En septembre 2008, par exemple, les opposants saoudiens ont brutalement disparu des écrans. Quand j’ai posé la question, on m’a répondu : « Ordre d’en haut. Le Qatar avait été menacé. » À l’intérieur, les gens connaissent les lignes rouges. Elles montrent les limites de l’autonomie rédactionnelle, sans modifier la grande latitude dont bénéficient journalistes et animateurs. Lorsque Moubarak est tombé en Égypte, les journalistes pleuraient de joie dans les rédactions. Peut-être l’émir du Qatar ne partageait-il pas leur joie, mais il avait laissé faire.

Et concernant le prédicateur ?

Youssef Al-Qaradawi est un personnage complexe. Bien sûr, il est belliciste, incitant à la révolte face à l’oppression et justifiant, par exemple, les attentats-suicides des Palestiniens occupés. Et il est antisémite. Mais il est aussi favorable aux élections, contrairement aux oulémas saoudiens, et il est partisan du travail des femmes. Qaradawi joue un rôle particulier au Qatar. Ce pays est wahhabite, comme l’Arabie. Mais au Qatar, les femmes conduisent et votent. L’émir a besoin de Qaradawi parce qu’ainsi sa femme peut publiquement lui serrer la main à la télévision, montrant par là que le wahhabisme de Doha n’est pas conservateur comme celui de Riyad. 

« Que ça nous plaise ou non, Al-Jazeera change réellement l’attitude des gens », a dit Hillary Clinton durant le printemps arabe. Quelle est son influence réelle dans le monde arabe ? 

Après son lancement, Al-Jazeera a très vite donné la parole aux Américains mais aussi aux Israéliens. Dans le monde arabe, beaucoup en ont conclu que cette chaîne était à leur service. Ses dirigeants répondaient qu’étant des acteurs essentiels dans la région, il fallait les écouter eux aussi. Puis, après le 11 septembre 2001, la chaîne est devenue aux yeux des conservateurs américains « la chaîne de Ben Laden », parce qu’elle interrogeait des responsables d’Al-Qaïda et diffusait ses messages. Enfin, à partir de 2011, elle a été celle des « révolutions arabes ». Bref, son ouverture dérange. Mais son succès est d’abord dû à la faiblesse générale de l’information dans le monde arabe. D’ailleurs, on constate un fait intéressant : en Tunisie, depuis que l’information s’est démocratisée, l’influence d’Al-Jazeera a chuté. Reste qu’elle a été la seule chaîne arabe à traiter l’accession du général Sissi en Égypte en juillet 2013 de « coup d’État militaire » dès le premier jour. Désormais, la chaîne apparaît encore plus pro-Frères musulmans que jamais. Mais quantifier son audience et son indéniable impact est difficile. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

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