L’immeuble ne dépare pas parmi les autres habitations du quartier résidentiel de Doha, à l’écart du centre-ville. Même architecture moderne banale, entourée d’une maigre végétation. C’est à l’oreille que se distingue le bâtiment : on y entend des instruments de toutes sortes, flûtes, violons, hautbois, violoncelles… La grande majorité des musiciens de l’orchestre philharmonique du Qatar vivent ici, où ils occupent des logements fonctionnels. Dans les couloirs, outre les timbres des instruments, se mêlent les langues les plus diverses, du russe à l’anglais, de l’allemand à l’arabe. 

Créé de toutes pièces en 2008, l’orchestre philharmonique du Qatar réunit une centaine de musiciens issus de trente nationalités différentes, dont trois Français, mais sans un seul Qatari dans les rangs. À l’heure où, en Europe, en raison de la crise économique, les orchestres symphoniques sont menacés de fermeture ou de fusion, la création d’un orchestre attire des candidats, près de 3 000, du monde entier. L’un des violoncellistes (les musiciens interrogés ont souhaité conserver l’anonymat) se souvient encore du concours d’entrée : « Nous n’avons pas eu besoin d’aller à Doha, car l’orchestre avait organisé des sélections dans différentes villes d’Europe. Contrairement aux concours habituels, qui ne concernent qu’un instrument précis, les épreuves rassemblaient tous les instruments de l’orchestre. Les cordes et les vents chauffaient ensemble, quelle ambiance ! »

Les conditions de recrutement sont « luxueuses » : rémunération oscillant entre 4 000 et 5 000 euros mensuels, logement pris en charge, absence d’impôts… Sans compter le coût dérisoire de l’essence. Le Qatar ne lésine pas sur les moyens : pour sa première année de fonctionnement, l’orchestre aurait disposé, selon des sources proches du dossier, de près de 14 millions de dollars. Le financement provient intégralement de la Fondation du Qatar, dirigée par la deuxième femme de l’émir, Mozah. 

Il faut aller au nord de la baie de Doha pour écouter l’orchestre dans sa salle de concert, le centre Katara, à l’architecture orientalisante. L’ambiance des répétitions est celle d’un orchestre de jeunes – les musiciens ont tous une trentaine d’années – joyeuse et parfois potache. Le chef grec Michalis Economou, directeur musical de l’orchestre philharmonique du Qatar de 2011 à 2014, concède qu’« il est parfois difficile de faire travailler ensemble des musiciens venant de cultures, de traditions musicales aussi différentes ». À l’extérieur, le thermomètre frôle les 50 degrés. À quelques mètres de la salle de concert, la plage est vide, tant le sable est brûlant… Lunettes de soleil dans les cheveux, les musiciens regardent les Qataris s’adonner au jet-ski. 

Une vie de rêve ? Après quelques heures passées avec les musiciens, ces derniers se confient sur les dessous moins reluisants de l’orchestre. À commencer par le droit du travail. Même si les musiciens sont en contrat à durée indéterminée, le Qatar peut mettre fin à l’orchestre du jour au lendemain, sans possibilité de recours pour les salariés. La constitution d’un syndicat d’orchestre est interdite. Les températures élevées et les conditions d’humidité peuvent en outre se révéler extrêmement rude pour les instruments. « Il n’y a pas de luthier au Qatar. On profite des tournées pour faire réviser nos instruments », glisse un violoniste.

Mais la difficulté est surtout psychologique. « On peut s’intégrer là où il y a déjà une société, comme en Europe, mais au Qatar, la situation est différente, c’est un pays multiculturel, où les Qataris représentent seulement 10 % de la population », témoigne un musicien libanais. « Avec cet argent à leur disposition, des collègues ont pété les plombs, se rappelle un violoncelliste. Ils se sont mis à s’habiller chez Armani, à acheter plusieurs 4 × 4, à aller dans les bars des plus grands hôtels. » La vie dans un pays wahhabite impose des règles contraignantes pour les Occidentaux. Les musiciens en concubinage ont été gentiment incités par l’orchestre à épouser leur compagne. Le contrôle social est permanent. Un musicien nous dit avoir reçu un texto des autorités qataries l’informant que sa femme passait la frontière – elle se rendait au Ikea de Dubaï. Un instrumentiste allemand n’est pas près d’oublier la fois où, à l’aéroport de Doha, le personnel lui a demandé l’autorisation de son employeur pour quitter le territoire. Il ne pouvait rentrer à Berlin sans en avoir fait la demande au préalable. Quant au contexte géopolitique, il n’est pas de nature à rassurer les musiciens : le Qatar est coincé entre l’Arabie saoudite et l’Iran, au cœur du clivage sunnite-chiite. « On est prêt à partir si un conflit éclate », confie une hautboïste.

Pour tenter de mieux comprendre le rôle politique et économique de cet orchestre, on se rend dans les bureaux administratifs, situés au dix-neuvième étage d’un gratte-ciel du quartier des affaires. Le service marketing ne compte pas moins de sept collaborateurs, affairés sur leurs ordinateurs dernier cri. C’est en allemand que se déroule l’entretien avec le directeur général de l’orchestre. Avant d’être en poste au Qatar, Kurt Meister occupa la même fonction à l’orchestre de la radio bavaroise, à Munich. Il nous dit fièrement qu’« un diplomate en poste à Doha vient de [lui] confier que les concerts de l’orchestre restaient le meilleur souvenir de son mandat au Qatar ». 

Si l’émirat a fondé cet orchestre, c’est avec un double objectif. D’un côté, attirer à Doha des cadres du monde entier soucieux de retrouver une offre culturelle semblable à celle de leurs villes d’origine. Ces expatriés forment une grande partie du public des concerts. « Les Qataris viennent eux surtout pour les œuvres avec piano, car c’est l’instrument qu’ils pratiquent le plus. Ils aiment également les concerts de musique de film, étant de grands consommateurs de cinéma hollywoodien », note Kurt Meister. D’autre part, cet orchestre est devenu en quelques années un outil de diplomatie culturelle, ce que les Anglo-Saxons nomment le soft power. Avec des concerts au siège des Nations unies à New York ou pour les cinquante ans de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) à Vienne, l’émirat s’offre une caution culturelle. « Le Qatar s’achète une identité, c’est du marketing. Ils ont l’argent, mais pas de culture », nous dit sans détour une journaliste spécialiste du Golfe, en poste à Doha. Le répertoire mêle habilement les classiques de la littérature symphonique occidentale à des pièces de musique arabe. 

Le but de l’orchestre est-il au final davantage stratégique que musical ? L’été dernier, au lendemain du concert de l’orchestre aux Proms de Londres, la chef d’orchestre Han-Na Chang a démissionné de son poste de directrice musicale, « en raison de difficultés administratives persistantes ». On n’en saura pas plus. Depuis lors, l’orchestre n’a plus de chef principal. Le prochain concert est prévu sous la direction d’un chef invité, Dmitri Kitaïenko, début septembre. D’ici là, les musiciens retourneront passer l’été chez eux, soigner, comme nous le confie un violoncelliste allemand, leur « mal du pays ». Certains d’entre eux ne reviendront pas ; en sept ans d’existence de l’orchestre, une vingtaine de musiciens ont déjà mis fin à leur contrat. 

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