À l’aéroport international Hamad de Doha, le douanier qatari tamponne les passeports et souhaite des welcome machinaux en pianotant sur son smartphone coréen. Il faut profiter de cette première rencontre furtive avec un local. Car la seconde sera beaucoup plus tardive. 

Le chauffeur de taxi vient du Ghana. La réceptionniste de l’hôtel est chinoise, le garçon de chambre sri-lankais. Les ouvriers emmitouflés dans leur écharpe qui attendent avant l’aube le bus qui les transportera vers leur chantier sont originaires d’Asie du Sud. Au souk Al-Dira, un bazar populaire, les magasins tenus par des Indiens sont fréquentés par des domestiques malaises ou philippines. Nous sommes au Qatar : 2,2 millions d’habitants dont 90 % d’étrangers. 

Il serait exagéré de dire que les Qataris sont invisibles. En se promenant dans le souk Waqif, un quartier commerçant à l’ancienne construit en 2008, on croise facilement des locaux au milieu des touristes. Familles en goguette, hommes conversant sur les terrasses en fumant la chicha. Les Qataris sont identifiables à leur costume, thobe blanc (sorte de djellaba) pour les hommes, abaya noire pour les femmes. L’uniformité textile étant la norme, on se distingue en arborant sacs à main français et escarpins italiens, en faisant ronfler les bolides allemands et les 4 × 4 japonais. Le goût du luxe est quasiment une exigence patriotique, si l’on en croit le slogan « Qatar deserves the best » (Le Qatar mérite le meilleur) affiché sur les palissades des chantiers de West bay, où une forêt de gratte-ciel a poussé en quelques années. Autant de signes d’opulence révélant l’ambition du petit émirat qui, fort de sa manne gazière, a su faire rayonner sa marque à l’international pour devenir incontournable sur les scènes diplomatique, médiatique, artistique et sportive. Le pays a remporté l’organisation de la Coupe du monde de foot 2022, sa chaîne Al-Jazeera influence l’opinion de la rue arabe, ses autorités muséales accumulent les chefs-d’œuvre : tout va pour le mieux. Ou presque. 

Si ces succès flattent l’orgueil national, ils s’appuient sur une main-d’œuvre importée. Ultraminoritaires dans leur pays, les Qataris ont besoin de l’immigration pour faire tourner la machine ; et ils le savent. L’émirat est tiraillé entre l’envie de briller aux yeux du monde, qui implique l’ouverture aux autres, et le repli sur soi d’une population inquiète pour son identité nationale. 

Mettons-nous une minute dans la peau d’un Qatari. Dans son pays, l’hindi ou l’ourdou sont plus parlés que l’arabe. Quand il s’aventure dans un magasin, il doit, le plus souvent, s’exprimer en anglais s’il veut se faire comprendre. Imaginons que la langue arabe (par exemple) supplante le français dans l’hexagone. Le débat sur l’identité nationale serait sans doute assez vif. 

Pour apaiser les angoisses démographiques, la loi qatarie rend presque impossible ­l’acquisition de la nationalité (sauf si vous courez le 100 mètres en moins de 10 secondes). Interdiction de se marier avec un étranger pour les femmes. Pour les hommes, il faut une autorisation spéciale. Le système politique autoritaire et l’organisation économique fondée sur le parrainage limitent l’influence exogène. Ce qui se traduit par ce qu’il faut appeler un apartheid socio-ethnique. Au sommet de la pyramide, les Qataris et leurs carnets de chèques. Tout en bas, les ouvriers de la construction, souvent népalais, aux conditions de vie dénoncées par les ONG : salaires de misère, labeur harassant, passeports confisqués, contrats abusifs, logement dans des camps, taux de mortalité trop élevé. « Parfois, certains s’évadent », nous confie avec résignation un responsable de chantier (on restera flou sur les identités de nos interlocuteurs, pour ne pas les embarrasser). 

Le sort et le salaire des expatriés qualifiés, occidentaux ou arabes pour la plupart, est plus enviable. Que l’on soit un cadre français, un manager libanais ou une nounou indonésienne, la menace de l’expulsion est cependant bien réelle pour qui sort des clous. Il faut connaître les usages : en cas de litige, l’étranger a tort. Il en résulte une certaine méfiance envers la population locale. Les expatriés que nous rencontrons ici sont unanimes, y compris les arabophones : il est très compliqué de nouer des liens avec des Qataris en dehors du cadre professionnel. 

« Les Qataris ne se mélangent pas car ils craignent de se diluer », confirme Hussain, un trentenaire qatari et néanmoins ravi de discuter avec nous. « Il y a également une part de timidité, une réserve qui n’est pas comprise par les Occidentaux. Ceux-ci peuvent aussi se montrer paranos dans leurs rapports avec nous. » 

La crainte de la dilution culturelle est alimentée par l’exemple de Dubaï, ouverte depuis des décennies à la mondialisation, quitte à perdre un peu de son caractère arabe. Nombre de Dubaïotes ont quitté leur ville pour se réfugier dans les émirats voisins, excédés par l’impiété de ce parc d’attraction urbain où des blondes aux mœurs légères (pour être poli) déambulent en minijupe.

Hussain a étudié à l’étranger, comme beaucoup de Qataris, et il s’habille en jean tee-shirt, comme peu de Qataris. « Je ne porte pas le thobe, je ne trouve pas ça pratique. Beaucoup de mes concitoyens jugent offensant pour notre culture de s’habiller comme moi ici. Je suis cosmopolite et ouvert d’esprit. Et j’en paye le prix : je suis isolé et critiqué dans mon pays. »

Les vêtements, ici comme en France, cristallisent les tensions interculturelles. Toutes les Qataries sont voilées, à de très rares exceptions près. 

Maha, elle, laisse flotter sa chevelure brune aux vents de la corniche de Doha. Elle est journaliste, libanaise, musulmane, et elle est vêtue ce jour-là d’un tee-shirt laissant apparaître ses bras. Une femme en abaya l’interpelle pour lui enjoindre de se vêtir plus décemment. Elle brandit le prospectus de l’organisation Reflect your respect, une ligue de vertu qui s’est donné pour mission d’entretenir la dignité vestimentaire. Maha remballe l’inquisitrice, l’incident est vite clos. Mais la pression est là. Les valeurs dites familiales sont prépondérantes et on est prié de s’en souvenir. 

« Qu’est-ce qu’ils sont coincés dans ce pays ! » Ce n’est pas une Occidentale décadente qui prononce cette sentence, mais une jeune étudiante de Dubaï, voilée. Au Qatar, les sites pornographiques sont censurés – mais la censure est facilement contournable. La sexualité hors mariage est prohibée – mais elle est répandue (paradoxe de l’abaya : elle peut dissimuler l’identité et facilite donc l’infidélité féminine).  

Doha n’est pas la meilleure ville du monde pour faire la fête. Ce sera un problème quand des hordes de supporters assoiffés déferleront lors de la Coupe du monde (lire à ce sujet Qatarina, roman d’anticipation de Gabriel Malika). Un magasin d’État, la Qatar Distribution Company, permet aux expatriés de se fournir en alcool – et en porc – avec une limite mensuelle. Le système favorise les petits trafics de revente de bouteilles aux autochtones, qui ne sont pas censés boire. Les arrangements illégaux génèrent de la convivialité. « Les seuls Qataris que je vois en dehors du boulot, ce sont les policiers qui me vendent de l’herbe », nous confie un Européen. 

Tentons une incursion dans le night-club d’un grand hôtel. Les passeports sont scannés à l’entrée : traçabilité des fêtards. Ces débits de boissons sont contraints de fermer à 2 heures du matin. Et les prix sont élevés. « J’ai calculé : dans ce pays, la bière est 84 fois plus chère que l’essence », soupire un Anglais au comptoir du Hilton. 

Des expériences d’assouplissement ont été tentées. Comme à Pearl, une zone résidentielle de luxe. Bâtie sur une île artificielle, elle disposait d’une dérogation pour la vente d’alcool. Las, suite à des accidents de voiture et au spectacle donné par quelques Qataris titubants, la dérogation a disparu : Pearl est devenue dry, retrouvant ainsi un statut halal. 

Religion d’État, l’islam reste le ciment de la société, mais aussi un levier du soft power qatari. À deux pas du souk Waqif, le minaret du Fanar, avec sa forme torsadée, attire immanquablement le regard. Ce centre culturel islamique, gouvernemental, est destiné à être une « lumière guidant l’ensemble de l’humanité, et à aider les non-Arabes à avoir une meilleure compréhension de l’islam et de la culture qatarie ». Une culture sunnite exigeant « de hauts standards moraux », comme le précise l’exposition. Le concept de morale est relatif. Certains la jaugent aux centimètres de peau visibles sur le corps d’une femme, d’autres au nombre de cercueils d’esclaves renvoyés au Népal.

En zappant sur Al-Jazeera le vendredi, les arabophones du monde entier peuvent suivre, dans l’émission « La charia et la vie », les recommandations religieuses et politiques de Youssef Al-Qardawi, 88 ans, un des télécoranistes les plus influents de la planète. Proche des Frères musulmans, il est connu pour ses diatribes anti-chiites, antisémites et homophobes, incluant à l’occasion des appels à la violence. 

Ne pas conclure à l’obscurantisme généralisé pour autant. Sur cette terre wahhabite, une église catholique a ouvert ses portes en 2008, signe de tolérance permis par Hamad ben Khalifa Al-Thani, l’émir bâtisseur, propriétaire d’Al-Jazeera, qui a transmis le pouvoir à son fil Tamim en 2013. Sainte-Marie-du-Rosaire, accueille chrétiens occidentaux, proche-orientaux et philippins en périphérie de Doha. L’édifice est discret, sans clocher – il ne faut pas exagérer.

Le Musée des arts islamiques, lui, est incontournable. C’est une splendeur architecturale, signée Pei, qui trône sur la corniche. Non loin de là, l’artiste franco-algérien Adel Abdessemed avait installé une sculpture de Zinedine Zidane assénant son fameux coup de boule. L’œuvre a été déboulonnée suite à une campagne dénonçant cette idolâtrie footballistique, cette représentation humaine concurrençant le divin (on notera cependant qu’aucun dieu n’a marqué trois buts en finale de Coupe du monde). En 2013, une série de quatorze sculptures monumentales de la star anglaise Damien Hirst (216 tonnes de métal et quelques dizaines de millions de dollars) a été érigée devant un hôpital. Elles représentent des fœtus. Quelques mois plus tard, elles ont été recouvertes d’un voile pudique. 

Ces va-et-vient de la politique culturelle, ces décisions erratiques et opaques reflètent la lutte entre les tendances conservatrices et libérales dans la société et au sein de la famille souveraine Al-Thani. Le nouvel émir est réputé plus conservateur que son père. Il contrebalancerait l’influence de sa mère, la puissante cheikha Mozah, investie dans l’éducation et les droits des femmes via sa Qatar Foundation, et de sa sœur, la cheikha Al-Mayassa, à la tête de la Qatar Museum Authority. 

À Katara, le nouveau village culturel de Doha doté d’un amphithéâtre aux dimensions pharaoniques dressé face à la mer, la programmation fait la part belle aux spectacles de fauconnerie, aux expositions sur les pur-sang, aux musiques traditionnelles : le patrimoine est bien entretenu. Cette semaine-là, une foule en noir et blanc se presse pour admirer un rassemblement de dhows, ces boutres utilisés jadis pour la récolte des perles, base de l’économie d’avant les hydrocarbures. Les vieux sont enchantés de nous raconter le quotidien des bédouins d’alors, rude et authentique, quand on vivait sous la tente, quand les jeunes ne passaient pas leur temps collés à leur téléphone, quand on était pauvres. Sans regret, mais avec une pointe de nostalgie.

Katara est aussi le lieu où découvrir le travail de la première génération de cinéastes qataris, lors du Ajyal Youth Film Festival. Le visionnage de Qarar, de Ali Al-Ansari, peut surprendre. Ce court-métrage de science-fiction montre la skyline de Doha détruite dans un monde post-apocalyptique et peuplé de zombies. Le personnage féminin est tête nue. Et il y a un suicide à la fin. T Boy, de Maryam Al-Sahli, évoque la condition des travailleurs immigrés et le racisme dont ils sont victimes. Ces œuvres sont projetées dans un festival soutenu par les autorités. Formés dans des universités européennes ou américaines, ces jeunes artistes flirtent avec les limites et les tabous. « Mais ce n’est pas demain qu’on verra un film qui aborde la question de l’athéisme », nous confie un producteur, en baissant la voix et en regardant autour de lui quand il prononce le mot athéisme.

Le Qatar, tout petit territoire, permet d’observer au microscope un phénomène global : la friction née de la rencontre entre une culture occidentale éloignée du sacré et une tradition musulmane prude où la communauté prime sur l’individu, rencontre nouée par un capitalisme individualiste et jouisseur par essence. Quelle société naîtra de cette hybridation ? 

« Le Qatar est un train lancé à très grande vitesse par ses élites », métaphorise un diplomate français. « Est-ce que les wagons, c’est-à-dire la population, suivront sans dérailler ? C’est toute la question. »

On se gardera bien d’y répondre de manière catégorique. Laissons le dernier mot à Hussain. Notre trentenaire qatari en jean tee-shirt est optimiste. « Le temps est de notre côté», dit-il en parlant de ceux qui, comme lui, n’ont pas peur de se fondre dans la rencontre de l’autre. Hussain a fait un choix de vie audacieux. Il a épousé une étrangère. 

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