DOHA (KATAR) – 1918

Des rives d’Abu Dhabi, mon vapeur prit la direction de cette surprenante péninsule du Katar. Sur la carte, elle se présente comme une longue excroissance de rocaille et de sable, plate comme une langue de chat et dont la silhouette ressemble étrangement aux canines de ces félins et qui coupe en son juste milieu le golfe Persique. 

Une brise de nord-ouest, chaude, chargée de vapeurs marines, soufflait sur le pont et le navire arriva dans la rade de Doha, capitale de la principauté du Katar. Un cheik puissant y règne mais il est constamment tourmenté par les querelles sournoises que lui font ses voisins. Depuis le départ des Ottomans, les Anglais ont fait du Katar un protectorat. Désormais l’ensemble des principautés arabes du Golfe est sous le contrôle du gouvernement de Bombay.

De la mer, Doha offre un fascinant panorama de camaïeux ocrés. Une cité sarrasine couleur caramel avec ses maisons habillées de sable mordoré, de pierres de mer fauves, de pisé cuivré. Dans la rade, un dhow lourdement chargé fait claquer sa voile rapiécée. Des hommes noirs comme l’ébène, vêtus de pagnes rouges, s’agitent pour ralentir le navire dans sa course. Quelques dhows, solidement ancrés, se balancent au gré d’une houle frissonnante. On en décharge, dans ­l’allégresse, des quantités de biens venant des contrées orientales, mais surtout du bois, un bois fort précieux car l’aridité du pays n’autorise la pousse que de rares essences malingres. Sur la berge, des hommes s’affairent et palabrent sans relâche. Quel saisissant tableau !

À terre, en compagnie de mon cicérone indien, je m’infiltre dans le dédale des ruelles de cette cité étrange par sa superbe austérité chocolatée. Les maisons sont d’une grande simplicité dans leurs habits terre d’ombre. Elles n’ont point d’étages. Des fenêtres élancées, délicatement obstruées par de fins barreaux, laissent passer la lumière si cruelle dans ces contrées. Quelques rares demeures blanches, à deux étages, appartiennent aux notables de la cité mauresque assoupie par la chaleur accablante. Ces dernières alertent mon regard ivre de curiosité, ivre de contrastes. Leur architecture est raffinée avec moucharabiehs, arcades, gypseries et tours à vent. Elles ressemblent aux nobles demeures du golfe Persique en général. Quelques mosquées pointent leurs petits minarets qui arborent les signes de l’islam : un croissant encerclant une étoile. Ici et là, une touffe de palmiers rabougris, des buissons d’épineux pointent leurs branches atrophiées. Hormis ces taches de sinople, le vert est inexistant sur terre. Mais sur mer il est omniprésent. Il est l’apanage exclusif de la mer. Un vert qui vit, un vert éphémère qui joue avec les bleus savants, magnifiquement orchestré par le jeu de lumière d’un soleil fracassant. 

Les habitants me dévisagent. Les hommes enturbannés me paraissent aimables, quoique farouches ; les femmes enveloppées de noires draperies sont fuyantes ; les enfants nous épient, amusés. Des porteuses d’eau peinent sous leur chargement de ce liquide si précieux qui vaut ici plus cher que l’or. Je prends quelques clichés avec mon appareil ­photographique américain. 

Les rares souks offrent de maigres légumes, mais proposent en grande quantité des dattes, du riz, des épices de toutes sortes. Le poisson y est également abondant et les étals présentent de nombreuses espèces multicolores aux reflets irisés. Un peu plus loin, des échoppes exhibent des lainages d’Arabie, des soieries de Perse et des cotonnades des Indes. De fiers chameliers et d’intrépides âniers assurent le transport des personnes et des biens. Ce sont les chauffeurs de taxi et les portefaix de Doha. 

À Doha, les habitants aisés sont incontestablement les négo­ciants en perles : le premier d’entre eux étant le cheik et sa nombreuse famille. Ces négociants font partie de la haute société du Katar. Ils abritent leurs précieuses marchandises dans des pochons écarlates rassemblés dans des boîtes en fer-blanc. Doha est un grand centre de la pêche des perles. Le Katar partage avec Bahreïn et les États de la Trêve l’honneur de posséder dans ses fonds marins les spécimens les plus estimables du monde.

Je fus reçu lors de mes quelques heures à Doha par le souverain. Cheik Abdallah ben Jassem est son nom. Son palais, aux murs crénelés, est situé près du rivage. Un grand portail en bois rouge des Indes, fortement clouté de cuivre, permet l’accès à cette auguste demeure. Le cheik Abdallah a une bonne tête garnie d’une barbe, et des petits yeux de renard. Aimable et curieux, on entama, en compagnie de ses frères, une conversation qui dura plus d’une heure. Cafés et dattes m’étaient constamment proposés. Je ne pouvais refuser. Courtoisie arabe oblige ! Je dégustais ces délicatesses, assis sur des tapis orientaux et appuyé sur d’épais coussins bigarrés tissés en poils de chameau. Curieux de me voir, il me demanda de parler de la France, ce que je fis avec ravissement. Mais ce qui lui plut le plus, ce qui le rassura, c’était d’apprendre que la France et l’Angleterre étaient depuis près de vingt ans de solides amis. Il m’offrit, en gage d’amitié, un kandjar ; je lui donnai le seul objet que je possédais sur moi en cet instant, ma boussole en argent gravée de mes initiales. Il me parut ravi et regarda sous tous ses aspects cet objet très scientifique. 

Après avoir quitté la demeure princière, j’exécutai quelques rapides croquis en enregistrant de mes yeux l’abondance des teintes ocre que revêt la capitale du Katar.

Assis au fond de mon canot, au rythme des coups de rames, enveloppé de la moite humidité de l’air, je regagnais mon vapeur, quand soudainement un remords me pétrifia. J’avais offert au cheik ma précieuse boussole dont l’étui avait été fabriqué en peau de porc dans une des meilleures maisons parisiennes. Quelle honte ! Quel désastre ! J’avais totalement oublié ; et puis je n’avais que cela à offrir… Aurait-il accepté ce cadeau s’il avait su que son enveloppe avait été fabriquée à partir de la peau de l’animal le plus impur de l’Islam ? En tout cas, j’espérai du fond du cœur, que cela ne lui porterait pas malchance ! 

Extrait du livre de Xavier Beguin Billecocq, Le Qatar et les Français, 2008 © Xavier Beguin Billecocq

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