Quand un homme l’a touchée pour la première fois, Élise* avait 4 ans. Elle connaissait bien son agresseur, c’était son cousin. Dans la famille, les violences sexuelles sont un tabou. On en parle une fois, puis on laisse le silence s’installer autour de soi, comme un voile protecteur de fortune. « Quand j’en ai parlé à ma mère, elle m’a dit qu’elle allait davantage me surveiller aux repas de famille », raconte la jeune femme, aujourd’hui âgée de 28 ans et salariée dans le secteur de la communication. Sa mère avait pourtant bien pris la mesure des faits, ayant elle-même été victime d’attouchements de la part de son demi-frère dans le passé. Elle aussi avait raconté son histoire une fois, puis s’était tue. « On a toutes les deux grandi avec l’idée que ce genre de situation se réglait en famille. » 

Les deux femmes ont toujours refusé de faire appel à la justice. « Je ne comprends pas cette injonction faite aux femmes d’aller porter plainte, explique Élise. C’est une démarche extrêmement lourde, qui vous place dans une position difficile. On vous demande de vous justifier, on vous incite à vous demander quelle a été votre faute dans tout ça. » Bien que le récent mouvement de libération de la parole lui ait donné la force de mettre des mots sur les agressions dont elle a été victime, Élise n’ira pas porter plainte. Il lui a fallu dix ans pour comprendre ce qu’il lui était arrivé et aujourd’hui les faits sont prescrits. « De toute manière, je n’ai pas confiance en la justice, dit-elle. Elle n’est pas faite pour accueillir notre parole. » 

La justice, elle en a été témoin et en garde un goût amer. C’était il y a quelques années, lorsqu’une troisième fille de la famille a été contrainte de laisser les mains d’un frère se balader le long de son corps. Une plainte a été déposée, mais par manque de preuve l’agresseur a écopé d’un non-lieu. « Un non-lieu ! » répète-t-elle trois fois, comme si elle n’y croyait toujours pas. 

Des attouchements au viol, les agressions sexuelles font partie des infractions les plus difficiles à établir dans le cadre de la justice. Véronique Le Goaziou, sociologue et ethnologue, explique que, dans le cas d’un viol, le parcours peut être long et compliqué : « Il faut d’abord démontrer l’intention de violer, puis qu’il y a eu pénétration à caractère sexuel – ce qui peut être relativement simple à établir chez une enfant, mais beaucoup moins chez une femme ayant des rapports sexuels réguliers. Il faut enfin prouver qu’il y a eu contrainte, menace, surprise et violence. Or la plupart des viols ne le permettent pas. La peur et la menace ne laissent pas de trace et l’acte a souvent lieu sans témoin, au domicile de la victime ou dans un endroit à l’abri des regards. » Au fond, dans ce genre d’affaire, « la preuve reine, c’est l’aveu ». Et les agresseurs n’avouent pas.

D’autres motifs moins connus peuvent également empêcher le dossier de passer le stade du parquet et aboutir à un non-lieu. « Certaines victimes se retirent elles-mêmes de la procédure », poursuit la sociologue. Elles cessent de se rendre aux convocations, ne répondent plus aux appels ni aux courriers, ou retirent simplement leur plainte. « C’est davantage le cas pour les viols conjugaux. Les victimes ont peur des représailles, refusent de voir le père de leurs enfants aller en prison, ou estiment que leur mari a compris la leçon. » Bien qu’aucune statistique nationale ne quantifie ce phénomène, la dernière étude qu’a menée Véronique Le Goaziou lui a permis de prendre conscience qu’il concernait une part non négligeable des dépôts de plainte : « Environ un tiers des dossiers, soit une quarantaine dans le cadre de cette étude. » 

D’autres victimes, sous l’emprise de l’alcool au moment des faits, sont quant à elles dans l’incapacité de fournir un nombre suffisant de détails. Leurs souvenirs sont flous : un réveil sans vêtement, une douleur au sexe, au clitoris… aucun élément assez solide pour poursuivre la procédure. « Les victimes savent qu’il s’agit d’un parcours du combattant, explique la sociologue. C’est une des raisons pour lesquelles une si faible proportion porte plainte ». Est-ce également pour cette raison que des milliers d’entre elles se sont emparées des réseaux sociaux depuis l’affaire Weinstein ? Ont-elles trouvé, à travers les outils numériques, le moyen de rendre justice elles-mêmes ? Véronique Le Goaziou explique qu’« il faut écouter les victimes pour comprendre ce dont elles ont besoin. Beaucoup cherchent autre chose que la justice ». 

Pour Élise, « dire était plus important que punir ». Ce qui lui a manqué pendant toutes ces années, c’est d’avoir la possibilité de parler. De pouvoir raconter. De se libérer de la culpabilité malvenue « de ne pas avoir assez fait attention ». Que son agresseur perde son travail ou qu’il soit malheureux n’est pas le plus important à ses yeux. « Imaginez-vous en train de vous débattre dans un marécage : ce qui compte, c’est se sortir de là, pas ce qui arrive à l’autre », explique-t-elle avec une certaine émotion dans la voix. Elle s’excuse de parler vite. « Ça me touche toujours beaucoup d’aborder cette question-là. »

Anaïs Richardin a également exprimé sa colère sur les réseaux sociaux à l’automne dernier. Dans sa publication, vue plus de 32 000 fois, la journaliste de 30 ans raconte deux agressions subies parmi d’autres. Elle ne donne pas les noms des hommes concernés, mais laisse suffisamment d’indices pour que ces derniers soient facilement identifiables. Rapidement, des femmes reconnaissent les agresseurs. Celles qui se sont aussi senties salies par ces deux hommes la remercient d’avoir parlé. Une femme, en particulier, la contacte en message privé. Elle dit avoir reconnu dans son récit son ex-petit-ami, et lui confie qu’elle « a des rapports d’hôpitaux » qui témoignent de la violence de ce dernier. 

« Je m’en suis presque voulu d’avoir parlé, confie Anaïs. Ce que j’ai vécu n’était rien par rapport à ce que d’autres femmes avaient subi. » La puissance du mouvement #metoo, qui touche l’intégralité des femmes, est pourtant bien d’avoir redistribué la force et le courage. En s’exprimant, les victimes les moins amochées ont donné la possibilité aux plus traumatisées de s’engouffrer dans leur sillon, en parlant à leur tour et parfois même en portant plainte. « On ne mélange pas tout, explique Élise. On vit des choses, chaque jour, tout le temps. Parfois ce sont des petits cailloux, parfois ce sont des gros rochers qui nous frappent la gueule. Avec #balancetonporc, on a uni nos voix pour mieux se faire entendre, toutes ensemble. »

Anaïs, elle, avait besoin de faire comprendre à l’un de ses agresseurs en particulier la violence de son acte. Rendre publique son histoire était un moyen de confronter cet homme à ses actes sans avoir à le recroiser, l’écran faisant office de protection. « On n’est pas des justiciers, dit-elle. Ce que l’on veut, c’est que la société change et, pour cela, il est indispensable que les agresseurs prennent la mesure, au fond d’eux, des conséquences de leurs actes. » L’écran protecteur n’est d’ailleurs qu’une illusion. Après avoir exposé leurs histoires sur les réseaux, Anaïs comme Élise ont dû faire face à un certain nombre de critiques, voire d’injures. « C’est à double tranchant, constate la journaliste. On m’a taxée d’opportunisme, on m’a accusée de vouloir faire le buzz. Lorsque l’on prend la parole de cette manière, on reçoit beaucoup de soutien mais aussi pas mal de haine. » 

Que la dénonciation ait lieu sur les réseaux sociaux ou dans le cadre de la justice, la protection de la victime reste une question cruciale. Véronique Le Goaziou insiste sur ce point : « Il manque des lieux de protection pour les femmes agressées. Parler, c’est bien. Mais après, on fait quoi ? » La probabilité qu’une victime revoie son agresseur est forte. Selon une enquête menée par l’association « Mémoire traumatique et victimologie » en 2014, dans 94 % des situations, les agresseurs sont des proches. « Il n’y a pas de centres d’hébergement, pas de protocole. Les numéros d’écoute ne suffisent pas ! » La sociologue fait référence au cas de Jacqueline Sauvage qui, victime de violences et d’abus sexuels de la part de son mari, avait tué ce dernier pour sauver sa propre vie. Dans son autobiographie Je voulais juste que ça s’arrête (Fayard, 2017), elle raconte qu’en quarante-sept ans de mariage, elle a quitté son domicile une seule et unique fois. « Elle a pris sa voiture et s’est arrêtée car elle ne savait pas où aller. En 2018, en France, lorsqu’elle veut partir, une femme violentée ne sait pas où aller ! » Véronique Le Goaziou regrette que la loi de 1980 qui définit le viol comme un crime n’ait pas prévu cette protection. « Il en était question dans les propositions de loi, mais elle a disparu dans la version finale. »

Depuis 2010, le juge des affaires familiales est légalement en mesure de mettre en place des ordonnances de protection. Dans le cas de violences conjugales, il peut ordonner au mari de ne plus s’approcher du domicile qu’il partage avec sa femme. « En réalité, cette mesure est très peu mise en application, explique Véronique Le Goaziou. Une fois de plus, il faut des preuves. On en revient au même problème. On ne peut pas demander à la justice de prendre en charge cet aspect, sauf si l’on décide que la parole de la victime prime sur celle de l’auteur. On remet alors en question la présomption d’innocence. C’est un vrai débat, et je ne suis personnellement pas pour. »

Julia Castanier, 33 ans, directrice de la communication du PCF, a dénoncé l’ancien candidat à l’élection présidentielle Jean Lassalle dans un tweet d’octobre 2017 : « J’avais 25 ans et j’étais attachée parlementaire. En allant vers l’hémicycle, @jeanlassalle m’a mis une main aux fesses. #balancetonporc. » 

À l’époque, elle n’a trouvé personne pour rapporter cette agression en interne. « Rien ne permet de recueillir ce genre de parole à l’Assemblée, explique-t-elle. Même le déontologue n’est pas habilité à prendre en charge ce type de questions. Les scandales financiers oui, mais les agressions sexuelles, non. » À ses yeux, si certains hommes agressent, « c’est parce qu’ils savent qu’il existe une forme d’impunité et qu’ils ne seront pas inquiétés ». Quant à la justice, elle croit, elle aussi, que le système n’est pas adapté. « C’est trop souvent parole contre parole, et les femmes n’ont pas confiance. Regardez ce qui s’est passé au procès Tron qui est tombé au moment de #balancetonporc. Ce genre d’exemple vaccine n’importe quelle femme de l’envie de parler. »

La libération de la parole sur les réseaux sociaux a-t-elle été bénéfique pour ces femmes qui ont pris leur courage à deux mains et ont fait le choix de parler ? Pas si sûr. « À part des affichettes dans l’ascenseur, rien n’a changé à l’Assemblée », regrette Julia. Anaïs non plus ne s’estime pas satisfaite. « Malgré tout ce tapage, il n’a toujours pas pris conscience de la violence de ses actes. Il m’a récemment envoyé un message sur Facebook en me demandant d’aller boire un verre pour parler. » Quant à Élise, il lui est arrivé de se pétrifier soudainement dans la rue, encore récemment, en croisant le chemin de son ancien agresseur. 

« Nous portons et allons encore porter ce poids pendant des décennies, estime Véronique Le Goaziou. Il est vrai que des progrès ont eu lieu depuis les années 1960, mais il y a derrière nous des siècles entiers au cours desquels les violences sexuelles étaient davantage une atteinte à l’honneur des maris et des familles qu’une agression contre les femmes. » Bien que le côté « tribunal populaire » la gêne, la sociologue voit d’un bon œil la libération de la parole sur la Toile : « Elle a permis une prise de conscience globale, et pour un certain nombre de victimes, de qualifier des faits qu’elles n’étaient jamais parvenues à définir clairement par elles-mêmes. » Davantage qu’une justice parallèle, est peut-être en train d’émerger la tentative de définir collectivement, femmes et hommes ensemble, la frontière entre violence et expression du désir, pour que cette dernière, forte de ce combat, puisse continuer d’exister. 

 

* Le prénom a été modifié.

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