Pendant que ça se passe, ils font semblant de ne pas savoir exactement ce qui se passe. Parce qu’on est en minijupe, une cheveux verts, une cheveux orange, forcément, on « baise comme des lapins », donc le viol en train de se commettre n’en est pas tout à fait un. Comme pour la plupart des viols, j’imagine. J’imagine que, depuis, aucun de ces trois types ne s’identifie comme violeur. Car ce qu’ils ont fait, eux, c’est autre chose. À trois avec un fusil contre deux filles qu’ils ont cognées jusqu’à les faire saigner : pas du viol. La preuve : si vraiment on avait tenu à ne pas se faire violer, on aurait préféré mourir, ou on aurait réussi à les tuer. Celles à qui ça arrive, du point de vue des agresseurs, d’une manière ou d’une autre ils s’arrangent pour le croire, tant qu’elles s’en sortent vivantes, c’est que ça ne leur déplaisait pas tant que ça. […]

Les premières années, on a évité d’en parler. Trois ans plus tard, sur les pentes de la Croix Rousse, une fille que j’aime beaucoup se fait violer chez elle, sur la table de la cuisine, par un type qui l’a suivie depuis la rue. Le jour où je l’apprends, je travaille dans un petit magasin de disques, Attaque Sonore, dans le vieux Lyon. Superbe temps, soleil, grande lumière d’été le long des murs des rues étroites de la vieille ville, vieilles pierres de taille polies, dans les blancs jaunis et orangés. Les quais de Saône, le pont, les façades des maisons. Ça m’a toujours tapée comme c’était beau, et ce jour particulièrement. Le viol ne trouble aucune tranquillité, c’est déjà contenu dans la ville. J’ai fermé le magasin et je suis partie marcher. Ça m’a plus révoltée que quand ça nous était arrivé directement. J’ai compris à travers son histoire à elle que c’était quelque chose qu’on attrapait et dont on ne se défaisait plus. Inoculé. Jusque-là, je m’étais dit que j’avais bien encaissé, que j’avais la peau dure et autre chose à foutre dans la vie que laisser trois ploucs me traumatiser. Ce n’est qu’en observant à quel point j’assimilais son viol à un événement après lequel rien ne sera jamais plus comme avant, que j’ai accepté d’entendre, par ricochet, ce que je ressentais pour nous-mêmes. Blessure d’une guerre qui doit se jouer dans le silence et l’obscurité.

J’avais 20 ans quand ça lui est arrivé, je ne tenais pas à ce qu’on me parle féminisme. Pas assez punk rock, trop bon esprit. Après son agression, je me suis ravisée et j’ai participé à un week-end de formation d’écoute de « Stop Viol », une permanence téléphonique, pour parler suite à une agression, ou prendre des renseignements juridiques. Ça avait à peine commencé que déjà je râlais dans mon coin : pourquoi on conseillerait à qui que ce soit d’aller porter plainte ? Aller chez les keufs, à part pour faire marcher une assurance, j’avais du mal à voir l’intérêt. Se déclarer victime d’un viol, dans un commissariat, je pensais instinctivement que c’était se remettre en danger. La loi des flics, c’est celle des hommes. Puis une intervenante a expliqué : « La plupart du temps, une femme qui parle de son viol commencera par l’appeler autrement. » Intérieurement, toujours, je renâcle : « n’importe quoi. » Voilà qui me semble être de la plus haute improbabilité : pourquoi elles ne diraient pas ce mot, et qu’est-ce qu’elle en sait, celle qui parle ? Elle croit qu’on se ressemble toutes, peut-être ? Soudain je me freine toute seule dans mon élan : qu’est-ce que j’ai fait, moi, jusque-là ? Les rares fois – le plus souvent bien bourrée – où j’ai voulu en parler, est-ce que j’ai dit le mot ? Jamais. Les rares fois où j’ai cherché à raconter ce truc, j’ai contourné le mot « viol » : « agressée », « embrouillée », « se faire serrer », « une galère », whatever… C’est que tant qu’elle ne porte pas son nom, l’agression perd sa spécificité, peut se confondre avec d’autres agressions, comme se faire braquer, embarquer par les flics, garder à vue, ou tabasser. Cette stratégie de la myopie a son utilité. Car, du moment qu’on appelle son viol un viol, c’est tout l’appareil de surveillance des femmes qui se met en branle : tu veux que ça se sache, ce qui t’est arrivé ? Tu veux que tout le monde te voie comme une femme à qui c’est arrivé ? Et, de toute façon, comment peux-tu en être sortie vivante, sans être une salope patentée ? Une femme qui tiendrait à sa dignité aurait préféré se faire tuer. Ma survie, en elle-même, est une preuve qui parle contre moi. Le fait d’être plus terrorisée à l’idée d’être tuée que traumatisée par les coups de reins des trois connards, apparaissait comme une chose monstrueuse : je n’en avais jamais entendu parler, nulle part. Heureusement qu’étant punkette pratiquante, ma pureté de femme bien, je pouvais m’en passer. Car il faut être traumatisée d’un viol, il y a une série de marques visibles qu’il faut respecter : peur des hommes, de la nuit, de l’autonomie, dégoût du sexe et autres joyeusetés. On te le répète sur tous les tons : c’est grave, c’est un crime, les hommes qui t’aiment, s’ils le savent, ça va les rendre fous de douleur et de rage (c’est aussi un dialogue privé, le viol, où un homme déclare aux autres hommes : je baise vos femmes à l’arraché). Mais le conseil le plus raisonnable, pour tout un tas de raisons, reste « garde ça pour toi ». Étouffe, donc, entre les deux injonctions. Crève, salope, comme on dit. 

Alors le mot est évité. À cause de tout ce qu’il recouvre. Dans le camp des agressées, comme chez les agresseurs, on tourne autour du terme. C’est un silence croisé. 

King Kong Théorie © Grasset & Fasquelle, 2006

 

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