La police nationale a mis en place, depuis une quinzaine d’années, un cadre spécialisé d’accueil et de prise en charge des victimes de violences sexuelles : les brigades de protection de la famille – brigades locales dans des commissariats ou brigades départementales dans des unités judiciaires à plus grande échelle. Elles intègrent des policiers sensibilisés aux publics touchés – femmes violentées ou enfants malmenés, mais aussi des hommes – avec la capacité de recueillir la parole, et de mener des investigations, souvent délicates, parfois intrusives, dans des moments particulièrement difficiles. Normalement, chaque commissariat central dispose dans son organigramme de ces brigades, mais il peut arriver que, dans des grandes villes, les implantations soient différenciées selon les quartiers, auquel cas les victimes sont réorientées vers le commissariat idoine. Voilà le cadre idéal.

Dans la réalité, la police nationale est confrontée à des difficultés de plusieurs ordres. Avant qu’une victime, quelle qu’elle soit, n’arrive devant ces brigades spécialisées, elle passe en général par l’accueil d’un commissariat, ou un standard téléphonique. Ce premier contact avec l’institution policière la met donc souvent en relation avec des agents qui n’ont pas nécessairement reçu cette formation, et qui sont confrontés au tout-venant, à un effet de masse, et n’ont pas toujours le temps, les prédispositions, la patience ou la disponibilité pour recueillir la première expression de la victime. Cela peut générer un sentiment d’accueil inadapté, que l’institution policière entend et comprend tout à fait. Ensuite, lorsque les policiers reçoivent une déclaration d’infraction, certaines sont incontestables matériellement, d’autres sont plus subtiles, et il peut arriver que la parole de la victime soit, sinon interrogée, du moins confrontée à celle de l’accusé. Ces victimes peuvent alors avoir le sentiment qu’on met en cause leur parole, qu’on ne les croit pas, mais la mission de la police est d’enquêter à charge et à décharge. Il y a parfois aussi des refus de dépôt de plainte, qui peuvent toucher à une organisation des services, avec des policiers qui pensent bien faire en renvoyant à un autre commissariat – sans songer à la perception délétère que cela peut susciter chez une victime. Il y a des initiatives malheureuses d’évaluation d’opportunité de dépôt d’une plainte, alors que ce n’est pas notre travail, c’est à la justice de trancher si une plainte doit être qualifiée pénalement. Enfin, il peut y avoir un doute sur la nature des faits, qu’il faut parfois interpréter. Dans les affaires de violences sexuelles, la police est très souvent confrontée à des déclarations contradictoires entre l’accusé et la victime quant au consentement. La plupart des gens se connaissent, et cela complique l’investigation, car on en arrive alors souvent à du « parole contre parole » – et dans ce cas-là, le droit français aboutit à ce que le doute profite à l’accusé, ce qui est d’ailleurs parfois aussi pénible pour les policiers que pour les victimes.

Plusieurs pistes sont à creuser pour améliorer notre prise en charge des victimes. Nous devons progresser en termes de formation continue, afin que la sensibilisation à la violence sexuelle soit étendue à un maximum de policiers, car tous peuvent être amenés à rencontrer des victimes de ces violences, que ce soit à l’accueil d’un commissariat ou lors d’une opération de police-secours. Il nous faut aussi bénéficier de meilleures conditions d’accueil, avec des bureaux susceptibles de garantir la confidentialité des échanges, et non des bureaux parfois indignes et inadaptés à la parole d’une femme violentée. Sur ce sujet, la police se modernise et s’apprête à lancer, en lien avec des partenaires dont des associations de victimes, une plateforme téléphonique de recueil de signalements d’agression sexuelle ou sexiste. Et il nous faut enfin allouer davantage de moyens pour mener à bien les investigations. Car, lorsque les victimes se présentent à nous, ce n’est pas simplement pour se délivrer de leur fardeau, mais aussi pour obtenir réparation. Et nous devons faciliter le travail des enquêteurs, notamment en simplifiant la procédure pénale, beaucoup trop complexe aujourd’hui et qui mène à l’oubli de nombreuses victimes. C’est un vrai défi pour notre institution d’améliorer les conditions de prise en charge de ces victimes. Car la grande majorité des policiers font ce métier par vocation et souhaitent lutter pour la justice, en particulier en faveur des publics fragiles, victimes de violences. Nous ne sommes plus dans la caricature des flics brutaux, machos, qu’on a connus au siècle passé. La police française ressemble à la population, et elle est davantage sensibilisée à ces questions de mœurs. 

Depuis le début de l’affaire Weinstein, nous avons été confrontés à un afflux de dépôts de plaintes, souvent pour des faits anciens, notamment contre des personnes d’une certaine notoriété. Ces dossiers sont aujourd’hui en cours de traitement par nos services. Durant l’automne, les plaintes pour viol et agression sexuelle ont bondi de plus de 30 %, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Au sein même de l’institution, il y a une sensibilisation généralisée à ces affaires depuis le début du mouvement de libération de la parole. Hélas, nous ne disposons pas de suffisamment d’effectifs aujourd’hui au sein des brigades pour mener à bien toutes les investigations nécessaires. Il ne faut pas sombrer dans des chimères, et inciter au dépôt de plaintes si nous ne sommes pas en mesure de les traiter derrière. Car on ne fera que générer de la frustration, et une image dépréciée du service public judiciaire. 

Conversation avec JULIEN BISSON

 

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