On sait depuis De l’esprit des lois de Montesquieu (1748) que la qualité d’une démocratie tient à l’équilibre de ses pouvoirs constitués, donc à la vigueur et à l’autonomie de la justice. Cependant, force est de constater que le pouvoir politique entretient dans de nombreux pays, dont la France, une relation ambivalente, parfois délétère, avec cette dernière. Certes, l’indépendance de l’autorité judiciaire est affirmée par la Constitution de la Ve République, qui charge le président de la République d’en être le garant par les dispositions de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature. Mais, dans les faits, le personnel politique n’a eu de cesse depuis un demi-siècle d’affaiblir les juges, et ce de plusieurs manières.

D’abord, en refusant de respecter leur indépendance. La tutelle du pouvoir politique sur l’institution judiciaire, qui était la norme jusque dans les années 1980, est certes un peu moins ferme aujourd’hui. Le garde des Sceaux ne va plus envoyer un hélicoptère chercher un procureur en vacances dans l’Himalaya pour empêcher l’ouverture d’une information judiciaire, comme le fit Jacques Toubon en 1996 pour éviter la mise en cause de Xavière Tiberi, l’épouse du maire de Paris, dans une affaire de corruption. Mais le parquet, placé sous l’autorité du ministre qui choisit les hauts magistrats qui le composent, n’est toujours pas assuré de son indépendance, malgré une requête soulevée en décembre dernier par l’Union syndicale des magistrats (USM) auprès du Conseil constitutionnel. Refusant de considérer que le lien organique entre justice et politique est contraire à l’État de droit, celui-ci s’est contenté de renvoyer la question au projet de réforme constitutionnelle promis pour le premier semestre 2018 par Emmanuel Macron et la ministre de la Justice Nicole Belloubet.

Plus grave, la fréquente contestation des décisions de justice par le personnel politique – notamment lorsqu’elles s’en prennent à l’un des siens – a contribué à accréditer dans l’opinion l’idée que cette institution peut être injuste. Progressivement, les magistrats en sont venus à être perçus comme des rivaux du pouvoir politique, là où la loi institue ces pouvoirs séparés en égaux. On se souvient des algarades de Nicolas Sarkozy contre les juges lorsqu’il était président de la République, puis de celles de ses proches quand il fut mis en cause dans plusieurs affaires après sa défaite en 2012, ou encore la qualification par François Hollande de la justice comme « institution de lâcheté » dans le livre d’entretiens Un président ne devrait pas dire ça, paru en 2016. Les attaques de François Fillon contre le « gouvernement des juges », lors de la dernière campagne présidentielle, participent de la même idée. Celle selon laquelle un candidat à l’élection présidentielle ne saurait être mis en cause par l’institution judiciaire, le suffrage universel étant le seul juge qui vaille. Celle, en fin de compte, d’une légitimité supérieure de la vox populi sur le droit. Autres variantes de cet affaiblissement de la justice par le pouvoir politique, l’appel de Nicolas Sarkozy à traduire en justice les « coupables » de l’affaire Clearstream en 2009, ou encore le récent piétinement des droits de la défense par la secrétaire d’État à l’égalité hommes-femmes Marlène Schiappa, qui a critiqué les avocats du mari d’Alexia Daval, inculpé pour le meurtre de sa femme. Certes, cette situation n’est pas propre à la France et ne date pas d’hier : dans les années 1990, la critique des juges constituait déjà en Italie l’activité favorite de Silvio Berlusconi et se mua en véritable système de gouvernement ; en Pologne ou en Hongrie, la justice est aujourd’hui pilonnée par le système politique au nom de la seule légitimité du peuple, tandis qu’aux États-Unis, Donald Trump fustige régulièrement les « pseudo-juges » d’un système « détraqué ».

Mais la manière la plus évidente par laquelle l’exécutif s’en prend à la justice est l’absence de soutien politique et financier à son fonctionnement et à sa modernisation : recrutement insuffisant de juges et de greffiers, sous-équipement en matériel alors que l’informatisation du processus judiciaire n’est toujours pas achevée, insuffisance d’expertises, sans parler de l’état lamentable des prisons… La situation économique de la justice, au budget fragile, tranche avec celle, plus favorable, de la police, plus directement contrôlée par l’autorité politique. En la privant de moyens matériels, les gouvernements de toutes obédiences ont, depuis des décennies, empêché le système judiciaire de remplir matériellement sa mission, laissant s’installer une situation de défiance de l’opinion. Une enquête de janvier 2018 du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) sur la confiance des Français dans les institutions démocratiques démontre ainsi que moins d’une personne interrogée sur deux (44 %) fait confiance à la justice.

Ce manque de soutien, voire ces attaques contre la justice ont des conséquences lourdes sur la dégradation du débat public. Elles contribuent d’abord à accroître la prise de distance des citoyens vis-à-vis des dirigeants, probité et vice étant mis sur le même plan, au motif d’une corruption généralisée de l’univers politique. La tentation devient alors grande de considérer que la corruption est consubstantielle à la vie publique et que la justice ne saurait l’endiguer. L’autre maladie démocratique engendrée par l’affaissement de la légitimité du pouvoir judiciaire est la tentation populaire de substituer la morale au droit : puisque la justice est inefficace pour faire respecter la morale, substituons-nous à elle, au moins par l’intermédiaire des réseaux sociaux ! Faire cela, c’est oublier un peu vite que la justice est censée garantir l’État de droit, non l’ordre moral. La primauté du premier sur le second est le fondement même de la démocratie, que l’opinion, fût-elle l’expression du peuple souverain, ne saurait subvertir dans le vertige de l’instant. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !