Une question hante le sommet de l’État, les syndicats, les médias, les experts, les observateurs étrangers et les conversations de nos concitoyens : la France va-t-elle s’embraser sous la conjonction des différents mouvements sociaux ?

Il est vrai que leur répétition, leur accélération et leur amplification, plus médiatiques que réelles – l’économie émotive d’Internet et des chaînes d’information en continu leur donne beaucoup d’importance au regard de l’évolution de la combativité sociale –, tous ces processus rendent la question lancinante, inquiétante ou, de façon minoritaire, porteuse d’espoir.

La perception de cette ronde des mouvements sociaux, dans laquelle se mirent nos concitoyens, est nourrie par la dépression française qui l’entretient et l’illustre. 

Dépression ne veut pas dire absence, mais blocage de l’énergie. Celle-ci peut se libérer de façon positive – pensons à « l’esprit du 11 janvier » en réaction aux attentats islamistes contre la République et le droit de caricature – ou de façon défensive, avec les mouvements récents que l’opinion soutient pour faire passer, au-delà des revendications sociales, des messages aux politiques.

C’est que la nature de notre dépression mêle les questions nationales et sociales en ce qu’elle touche notre modèle. La France, pour donner une cohésion à sa diversité et se mettre en mouvement, doit dans son imaginaire se projeter dans l’espace et le temps, autour d’un projet ou d’une incarnation politique qui puisse contenir nos discordes. Or trois grands moteurs de notre imaginaire sont en panne : l’Europe n’est plus, pour le moment, la France en grand ; le progrès semble se dérober avec le capitalisme financier ; demain est imprévisible. D’ailleurs, l’impression qui domine, c’est que, demain, la situation va se dégrader. Et les politiques semblent accompagner ce cours des choses où les marchés et les procédures prévalent, alors qu’ils devraient être porteurs de visions et nous guider.

Notre destin dépendrait désormais principalement du monde extérieur. Nos gouvernants de droite et de gauche, comme nos élites, semblent dire au pays qu’il doit, sous la contrainte de l’Europe et de la mondialisation, se réformer pour survivre. Ce qui va à l’encontre de notre imaginaire traditionnel. Alors les Français disent oui avec la tête et non avec les tripes. Cela bloque notre énergie et notre génie. D’où notre pessimisme record dans le monde, en dépit de notre situation économique encore enviable et enviée. 

Ainsi s’explique la défiance générale du pays à l’égard de réformes qui semblent imposées de l’extérieur et non justifiées. Les mouvements sociaux sont de nature différente quant à leurs motivations, des bonnets rouges aux Goodyear, des Conti à Air France, du mouvement social contre la loi travail El Khomri à Nuit debout. Aujourd’hui, la mobilisation contre la loi travail bénéficie d’un soutien de l’opinion qui a néanmoins un avis réservé sur les modalités d’action du mouvement, alors que la contestation du plan Juppé, en 1995, avait bénéficié d’un phénomène de « grève par procuration ».

L’opinion souhaite bien une réforme, à condition qu’elle permette d’assurer la pérennité de notre système. La loi n’a pas été clairement présentée, ni justifiée dans ses finalités et ses équilibres. Au contraire, elle a été exposée de façon technocratique, ce qui peut porter les citoyens à croire qu’elle résulte d’une injonction européenne – un argument entendu à Bruxelles et en France. Déjà, on a commis l’erreur, dans le but de ménager quelques susceptibilités personnelles, de mêler aux dispositions dont le but est d’assurer les équilibres entre compétitivité économique et sécurisation des parcours des salariés, d’autres mesures qui auraient dû faire l’objet d’une loi Macron 2 au lieu de figurer dans cette loi travail. Résultat : c’est un catalogue à la Prévert, suscitant inquiétude et suspicion, qui aura été présenté.

Autre faux pas : le rite de la consultation sociale n’a pas été respecté. En France, les relations sociales procèdent du politique qui a le dernier mot. Pour que l’opinion consente à la réforme, il faut cependant qu’elle puisse projeter ses contradictions dans la dramaturgie des rencontres entre les divers partenaires sociaux qui, normalement, précèdent la décision ultime du politique – une fois ce processus suivi, on peut ensuite dire que l’intérêt général a prévalu et qu’un bon équilibre a été trouvé entre compétitivité des entreprises et protection des salariés, entre le souhaitable et le possible…

Enfin, les normes sociales ne sont pas, en premier lieu, affaire d’efficience du droit social ou d’efficacité économique… Elles sont d’abord la marque de notre imaginaire national sur les rapports sociaux : c’est par le haut, à travers la loi et la norme, que se justifie la diversité du bas –  ici les dispositions particulières à l’intérieur des entreprises. On aurait d’ailleurs pu faire prévaloir les accords d’entreprise sans passer par cette inversion symbolique des normes.

Très vite, l’opinion a pris le pli de s’opposer à la réforme. Les aménagements négociés depuis avec la CFDT et le ralliement de ce syndicat n’y changeront rien. Comme FO, la CGT a beaucoup à perdre idéologiquement et syndicalement à cette inversion des normes. Philippe Martinez, pour asseoir sa légitimité lors du dernier congrès de la centrale, avait donné des gages aux secteurs traditionnels et contestataires de la CGT. La posture bonapartiste de Matignon – esquive du dialogue social, sauf avec la CFDT – a empêché la direction confédérale de revenir vers la ligne Thibault d’un syndicalisme de conquête, en la poussant dans un corner. Elle s’est trouvée débordée et entraînée par les secteurs durs, basistes, sûrs de défendre seuls le modèle social français, en particulier la fédération des cheminots et celle de l’énergie. Un modèle minoritaire quant aux formes d’action sur le terrain. La CGT va, tout comme FO, chercher une voie de sortie, car elle constate pour l’heure une combativité étale et semble douter, elle aussi, d’une convergence des luttes, ou jacqueries sociales.

Le mouvement social et l’opinion veulent faire en sorte que l’État recolle à la nation. Et l’État veut avoir le monopole des moyens de faire la nation sans en assumer les finalités.

Il appartient aux politiques de reprendre la main en donnant une vision à notre pays, de manière à justifier les réformes. Le pays doit retrouver un cadre de débat serein et vertueux, au risque d’entrer dans un cycle de jacqueries répétées avec des forces de l’ordre exténuées et la perspective d’une France bloquée et moquée lors de l’Euro 2016. Le chemin politique de l’exécutif pour maintenir la loi et l’aménager pour faire rentrer dans le lit de la politique les jacqueries est étroit, mais il existe. 

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