Comment définiriez-vous le climat social actuel ?

Si l’on considère la semaine qui vient de s’écouler – nous sommes jeudi –, je parlerais d’hystérie. À la CFDT, nous avions pronostiqué cette situation depuis longtemps. Il y a une telle incapacité à poser les bons diagnostics. Les uns ne croient qu’au statu quo, ne proposent que de serrer plus fort les boulons du monde d’hier pour régler les problèmes économiques et sociaux ; les autres ne jurent que par une libéralisation totale, refusant toute contrainte ! Et tous, responsables syndicaux, patronaux, politiques, se retrouvent pour exiger des lois censées tout régler pour le mieux, selon leurs objectifs respectifs. Mais aucun de ces acteurs n’a compris l’essentiel. Nous ne sommes pas en train de vivre une crise mais des mutations considérables. Mutations subies : nous vivons dans une économie mondialisée avec des flux migratoires. Mutations souhaitables : les révolutions écologique et numérique peuvent apporter du progrès, des solutions bénéfiques pour tous. Ces mutations inquiètent d’autant plus de larges pans de la société, qui en font parfois une fausse lecture, que les dirigeants n’en donnent pas d’explication. Il y a une perte de sens collectif et personne pour offrir une large vision.

Vous considérez que la CGT et le gouvernement utilisent de vieux outils pour aborder des temps nouveaux.

Exactement. Et nous voyons bien que leurs échéances se situent l’année prochaine, en 2017. Ils pensent pouvoir régler les problèmes de notre société avec une boîte à outils… C’est une faillite intellectuelle, morale pour une part. De la fainéantise aussi. Il y a un manque de courage chez ces responsables qui refusent de regarder le monde tel qu’il est et de l’expliquer aux citoyens. Or il faut redire que nous sommes dans un pays qui peut encore faire le choix du progrès. Il faut expliquer que cela peut consister à faire mieux, pas forcément plus, tout en assurant l’égalité.

Quelle est aujourd’hui la nature du blocage ? Comment expliquer la tension du rapport de force entre la CGT et le gouvernement ?

Si l’on s’en tient à la loi travail, nous avons d’un côté le gouvernement qui a multiplié les erreurs dans la phase de préparation du texte et a ensuite manqué de pédagogie. L’incapacité de l’exécutif à donner du sens à cette loi et à en expliquer les ambitions lui fait porter une part de la responsabilité du blocage actuel. De l’autre côté, vous avez des organisations syndicales comme la CGT et FO qui considèrent que si l’on donne du pouvoir aux salariés par l’intermédiaire de leurs représentants syndicaux dans les entreprises, c’est une mauvaise chose. Elles considèrent que les salariés sont des êtres mineurs et que l’on peut continuer de mentir.

Et puis, la gauche à un surmoi gauchiste extrêmement important. Il y a une dérive. La CGT se fait déborder par des courants gauchistes. On l’a vu lors de son congrès, c’est comme ça. Pour notre part, nous avons décidé de ne pas nous laisser embarquer. Nous assumons que le monde change, que cela nous plaise ou non. Nous entendons continuer à fabriquer du progrès social en prenant en compte les aspirations individuelles et en trouvant des réponses dans les cadres collectifs. Nous avons choisi de ne plus décider sans les salariés !

Est-ce le point central ? 

Le syndicalisme est à la croisée des chemins. Soit il se recentre sur les lieux de travail, l’entreprise, l’administration, là où se trouvent les travailleurs – ce que permet cette loi en renforçant le fait syndical, contrairement à ce qui est dit –, soit il considère que son action est avant tout une caisse de résonance politique et n’a pas de rôle à jouer pour améliorer la situation concrète des salariés. Quelque part, la CGT et FO ont compris que ce qui se joue, c’est le syndicalisme d’entreprise. Peut-être ces organisations ne sont-elles pas prêtes. En tout cas, elles ne s’y sont pas préparées. À la CFDT, cela fait des années que nous y réfléchissons. Nous sommes prêts à réinvestir ce terrain-là, qui est le territoire légitime du syndicalisme.

La loi sur le travail ouvre-t-elle cette possibilité ?

Oui. Certains parlent d’inversion de la hiérarchie des normes… Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous avez le Code du travail : c’est le socle, la norme pour tout le monde. Le Code est complété par les conventions collectives et enfin par les accords d’entreprise. Je le dis : les salariés les mieux protégés aujourd’hui sont les salariés couverts par des accords d’entreprise. Je souhaiterais que ce ne soit pas dans les appareils syndicaux ni même dans les rédactions qu’on décide ce qui est bon ou pas pour les salariés ! Et j’aimerais que l’on dise que la commande de trois paquebots dans les chantiers STX de Saint-Nazaire, qui vient d’être rendue publique, est liée à un accord de compétitivité qui a été signé, notamment, par la CFDT et la CGC. Le travail revient, un bassin d’emploi revit. Le syndicalisme doit se recentrer sur les lieux de travail et c’est ce que permet cette loi, contrairement à ce qui est dit.

L’article 2 ne court-circuite-t-il pas le Code du travail ?

L’article 2 permet d’agir autrement. Mais s’il n’y a pas d’accord in fine, c’est le Code du travail qui s’applique. Il n’y a absolument pas de casse du Code du travail. Arrêtons d’être dans l’outrance permanente.

Quels sont les points les plus précieux dans la loi qu’il faut impérativement conserver?

Ils correspondent à deux ambitions de longue date de la CFDT. Le premier point, c’est le développement de la négociation collective et de la présence syndicale dans l’entreprise. C’est un fil que nous suivons depuis 1968 avec la création de la section syndicale. Le second, c’est – dans un monde du travail discontinu – l’attachement des droits sociaux à l’individu et pas seulement à son statut. Des droits sociaux universels, transférables et garantis dans un cadre collectif. C’est le compte personnel d’activité. Personne n’en parle… C’est pourtant les prémices d’un nouveau socle d’une protection sociale adaptée au monde d’aujourd’hui.

Dans cette loi, vous avez aussi des progrès qui répondent aux préoccupations quotidiennes de millions de salariés. La protection des femmes partant en congé maternité pour qu’elles puissent à leur retour retrouver un poste équivalent et le même salaire : la période d’accompagnement et de garantie [pendant laquelle elles ne peuvent être licenciées] passe de quatre à dix semaines. Des mesures contre les pratiques sexistes. Ce sont des avancées très intéressantes que je n’ai aucune envie d’abandonner.

Alors pourquoi ce blocage, cette absence de négociation, de compromis ?

Le jeu des postures, les logiques tacticiennes ! Certains sont plus préoccupés par leur destin personnel ou celui de leur organisation que par celui des salariés qu’ils représentent. Dans le camp des « non » à la loi travail, il y a la CGT et FO mais aussi le MEDEF, la CGPME, une partie de la droite, l’extrême droite, une partie de la gauche et l’extrême gauche. Nous nous heurtons à un certain type de conservatisme qui refuse le dialogue social et à un gouvernement, disons… défaillant.

Notre pays manque vraiment de maturité en termes de débat public. FO, qui bloque depuis le début, demande aujourd’hui du dialogue… Lorsque le projet de loi est sorti, nous étions en désaccord profond avec cette première version et nous avons produit un texte de cinquante pages de contre-propositions.

Comment sort-on de cette impasse ?

Je ne vois pas d’autre issue qu’un appel à la responsabilité. Je crois encore à la pédagogie et à l’intelligence collective. Je crois aussi que les prises de position doivent avoir un coût. Les politiques, les syndicalistes, les dirigeants d’entreprise doivent être comptables de ce qu’ils disent. Aujourd’hui, c’est un comble, on ne demande des comptes qu’à ceux qui s’engagent, qui proposent. Le salaud, le traître, c’est moi, ce n’est pas Philippe Martinez en ce moment ! On critique l’organisation syndicale qui a travaillé, proposé jour et nuit, qui s’est engagée. Il faut élever le débat public, donner de la perspective. C’est une responsabilité collective qui devrait revenir aux corps intermédiaires, aux politiques, aux intellectuels. Il faut ringardiser les conservateurs.  

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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