Il est onze heures du soir
mais qui penserait à dîner ?
La lampe verte
soutient toute la nuit
et chauffe les sonnettes exorbitées, à l’alignement,
et dont chacune fait tressaillir un ministre.
Le Préfet de Police dit :
« Il faut choisir. »
Le Gouverneur militaire desserre son col,
et se rafraîchit les paumes sur sa plaque de grand officier.

Dans l’air tendu de la gare de banlieue
les pavés passaient haut comme des oiseaux.
Les réverbères brisés
montraient leur chair de fonte blême
et des tuyaux rompus
fusaient l’eau et le gaz.
Casques, civières.

Les pieds pris sans les fleurs de la Savonnerie
d’où monte l’ombre,
le Président du Conseil regarde le jardin bleu
et se demande
s’il faudra encore poser la question de confiance.

Rumeurs...
On entend crier un train qu’on égorge.
Mais ce ne sont que des permissionnaires.
Ce n’est encore que du vin rouge.

                                                      1917.

 

Lampes à arc, Au Sans Pareil, 1919, repris dans Poèmes, Gallimard, 1973
© Éditions Gallimard

 

Paul Morand n’est pas connu comme poète protestataire. Virevoltant tel un homme d’affaires, le nouvelliste et romancier se présente en dandy pressé de jouir, épris à la fois de modernité technologique et nostalgique de la domination bourgeoise d’antan. Mais Soir de grève date de son premier recueil, Lampes à arc, paru en 1919. Le futur écrivain à succès est diplomate ; il a échappé au front pour l’ambassade de France à Londres avant d’être attaché au cabinet d’Aristide Briand, ministre jusqu’en mars 1917. C’est dire qu’il vivra du côté du pouvoir les premières grandes grèves de la guerre, dans les maisons de couture d’abord puis les usines d’armement. Mais le poète « embusqué » n’est pas belliciste. Ses vers jouent des passages entre présent et passé pour cristalliser le moment du choix, avant que la dernière phrase n’augure un futur qui pourrait être violent. Peu d’adjectifs, des phrases nominales, des termes concrets qui soulignent les rares images : la langue se rêve descriptive et épurée pour plus d’efficacité. Jusqu’à la polémique ? Morand demande dans le même recueil : « Pour que tant de choses mauvaises, / qui subsistent, soient détruites / fallait-il briser / tant de bonnes choses qui ne sont plus ? » On peut être pacifiste et peu solidaire des revendications féminines ou de celles d’une CGT bientôt en plein essor. Aujourd’hui, à nouveau, l’union sacrée a fait son temps. Mais le contexte, moins tragique, est différent. Quel drôle de régime que notre démocratie ! Seul le football peut nous sauver de la discorde.

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