Notre époque qui a fait de l’oubli une vertu, de la mémoire une pathologie et de l’histoire une vieille lune, ne sait plus pourquoi un jour une goutte fait déborder le vase. Mais, tout bonnement, parce qu’il y a eu un nombre incalculable de gouttes qui ont rempli le vase pendant des années et qu’il suffit un beau jour d’une seule pour que tout le vase déborde. Il semble que le vase soit en passe de déborder. Pourquoi ?

Parce que la gauche a cessé d’être de gauche en passant le peuple par-dessus bord ; parce que la droite a emboîté le pas à cette gauche de droite pour faire semblant de s’y opposer mais, en fait, pour partager le gâteau avec elle. Dans le sabir de la politologie, le partage du gâteau entre coquins a pour nom la cohabitation ou l’alternance. Passe-moi la rhubarbe de gauche, je t’envoie le séné de droite. Le lendemain la rhubarbe est de droite et le séné de gauche. Les récentes élections régionales ont mis en pleine lumière la recette de cette cuisine avariée.

En fait, ces faux ennemis, vrais amis, communient dans une même religion : oubli, puis mépris, puis haine du peuple que des années de traitement médiatique débilitant ont transformé en populace – la populace, c’est le peuple qu’on a dressé à ne plus penser et à aboyer les slogans du catéchisme libéral ; aristocratie des bureaucrates, des experts, des technocrates, des énarques, des diplômés de Sciences Po, des conseillers en communication qui pensent à la place du peuple sous prétexte que celui-ci penserait mal alors qu’on l’a dressé comme un chien à japper ou à remuer la queue aux slogans adéquats.

Depuis Mai 68, le pouvoir est tenu alternativement par la droite libérale et par la gauche libérale. Le changement n’est pas entre cette gauche-là et cette droite-là puisque toutes deux sont libérales de la même manière, mais ce sont cette droite et cette gauche qui, chaque fois, accèdent au pouvoir sans surprise et s’y remplacent. Quand ils risquent de perdre leur jouet, la vérité éclate et l’on voit cette droite-là appeler à voter pour cette gauche-là sous prétexte que ne pas les reconduire, ce serait porter des fascistes et des nazis au pouvoir. La vieille logique du « nous ou le chaos » est l’antienne des médias libéraux depuis plus de trois décennies.

S’il fallait un exemple, un seul : le coup d’État du 8 février 2008, qui a permis au Congrès d’imposer par voie parlementaire le traité européen libéral massivement refusé par le peuple lors du référendum de 2005. Cette classe politique libérale ne pouvait mieux montrer combien elle se moque des avis de ce peuple souverain dont elle décrétait la mort ce jour-là : ce fut alors une jarre d’eau qui fut versée dans le vase.

Cet immense déni de démocratie dispose d’une généalogie : le renoncement de la gauche à être de gauche en 1983, son abandon du socialisme, son incapacité à le réinventer, son renoncement à la souveraineté nationale qui interdisait une politique autonome au profit d’un paradis qui ne vint pas. Si l’on en croyait Mitterrand et le PS, Maastricht, c’était en effet le Graal : disparition du chômage, plein emploi, amitié entre les peuples, prospérité économique, fin des guerres. Qui n’aurait voulu de ce projet ? Il fut ratifié ; il a apporté exactement l’inverse ! En fait, ce programme était l’excipient du suppositoire, sa matière grasse. Le principe actif, c’était, pour parodier Nietzsche, la libéraline, cette substance toxique qui, sous couvert et prétexte de liberté pour tous, réactivait la vieille histoire du renard libre dans le poulailler libre.

Comme cette gauche est devenue de droite et qu’il n’y avait plus l’épaisseur d’une feuille de cigarette entre le programme de Giscard 1974 et celui de Mitterrand 1983, il a fallu chercher de quoi distinguer les deux camps. Pour ce faire Mitterrand n’a pas relu Jaurès ou Blum, il n’a pas non plus sollicité Bourdieu ou Derrida – il aurait pu –, il a demandé à Jacques Séguéla de travailler à un nouvel excipient pour enrober le suppositoire libéral. Il est vrai qu’en matière de philosophie, c’est Jean Guitton, vieux philosophe pétainiste, que le président devenu bigot consultait. Quand ça n’était pas Jünger qu’il allait visiter en Forêt-Noire – Jünger dont la prose belliciste et fasciste servait de confiture aux élèves dans les écoles nazies de l’Allemagne des années trente.

Comme la droite libérale était l’avers de la médaille de ce socialisme libéral, il a fallu créer, comme un fétiche destiné à recevoir les aiguilles, un monstre qu’on allait pouvoir maltraiter. Le même Mitterrand n’a donc pas ménagé son énergie pour créer de toutes pièces le Front national : un bon gros méchant loup sur lequel il fallait désormais ajuster le tir. L’alternative n’était plus entre droite libérale et gauche libérale, mais entre fascisme et démocratie – autrement dit, entre Hitler et Jean Moulin. Jean Moulin, bien sûr, c’était Mitterrand, auréolé de sa Francisque. Mitterrand fut élu deux fois, donc la droite battue deux fois. Le dispositif a marché ; Hollande s’en souvient. Quand la droite libérale est revenue au pouvoir, qu’a-t-elle fait d’autre que la gauche libérale ? Rien. Sinon le style. Mitterrand avait le visage d’un buveur de vinaigre ; Chirac, celui d’un buveur de bière. En dehors de ça, rien…

Les Le Pen sont la bénédiction d’une gauche de droite, parce qu’agiter cet épouvantail lui permet de casser la dynamique de la droite et ainsi de faire croire qu’elle-même est de gauche. Voilà pourquoi tout est fait par la gauche libérale pour que le FN grimpe : rien pour le peuple que l’on prive de voix, de parole, de dignité – je ne parle même pas de grandeur, un mot qu’ignorent les petits.

Mais ce peuple, aujourd’hui, prend la parole. Balbutiements et bafouillages de Nuit debout qui expose sur les places cette génération Mitterrand 3.0 – une génération perdue. Il en va moins là d’un second Mai 68 que de la pauvre et triste thérapie de groupe d’une famille sans idéal, sans loi, sans père – pour parler le Sigmund. Logorrhée, pétards, bière, groupes de parole, punks à chien, profs de fac déclassés, révolutionnaires en peau de lapin, abonnés à Libé avant même que le journal n’existe, c’est une cour des miracles qui ne produit rien d’autre que du Verbe – et quelques crachats. Je suis triste de ce qu’ont intellectuellement produit trois décennies de libéralisme. Pleine des petits-enfants de la pensée Séguéla et de Tapie, qui furent les héros mitterrandiens de la gauche libérale des années quatre-vingt, cette gauche de Joffrin et de Montand, qui vendait une chaîne de la télévision publique à un certain Silvio Berlusconi, a grandement contribué à produire ce nihilisme généralisé. On comprend leur haine contre le médecin qui diagnostique leur pathologie ! Le bilan du mitterrandisme ? La production d’acéphales de gauche. Ils courent comme des poulets auxquels on a coupé le cou… La droite n’a pas plus de tête, qu’on se rassure.

Il y a un autre peuple, moins lunaire, plus tellurique : celui d’un prolétariat dont cette gauche libérale, tout à ses marges sociologiques qu’elle entendait transformer en centre, nous disait qu’il n’existait plus – souvenons-nous de Terra Nova. Ce sont, en avant-garde éclairée, les travailleurs syndiqués de la CGT. Eux savent ce qu’ils veulent et ils veulent bien : ils souhaitent en finir avec le règne obscène de l’argent-roi qui n’existe pas pour les ouvriers, mais qui ne fait jamais défaut pour les salaires des grands patrons ; qui est introuvable pour augmenter le Smic, mais qui coule à flots pour faire des guerres décidées au bon plaisir du prince ; qui manque pour payer les infirmières et les professeurs, les éducateurs et les postiers, mais qu’on trouve toujours pour entretenir le train de l’État.

Ce peuple veut du travail, un salaire pour vivre dignement, une retraite et du temps de repos pour se refaire à la fin de la semaine et au bout de son existence, après une vie occupée par un travail souvent inintéressant, abrutissant, aliénant. Ce peuple veut pouvoir soigner ses maladies et celles de ceux qu’il aime, payer son logement ou les traites de sa maison, acheter ses lunettes ou, l’heure venue, ses prothèses dentaires ou auditives, envoyer ses enfants à l’école sans qu’ils doivent emprunter et commencer leur vie sans emploi à rembourser des dettes. Ce peuple veut la paix et la sécurité dont l’ont désormais privé d’autres renoncements de la gauche libérale sur le terrain international. Ce peuple veut juste du pain sans les jeux ; or, le pouvoir libéral lui donne des jeux sans le pain. Voilà pourquoi une goutte, dite El Khomri, peut faire déborder le vase. Et si ça n’est pas celle-ci, ce sera la suivante – ou celle d’après. Il suffit de regarder le vase… 

 

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