À quoi ressemblerait la France si l’on cessait d’y défendre prioritairement les contrats et l’emploi existants plutôt que les personnes à la recherche d’un travail ? Telle est la question que le correspondant étranger ne peut pas s’empêcher de se poser au fil de ses rencontres, dans ce pays réel qui n’est ni celui des services publics ni celui des grands groupes industriels, souvent possédés d’ailleurs par des capitaux étrangers. Ce pays qui craque sombrerait-il, comme l’affirment les syndicats les plus hostiles aux réformes, dans un chaos social, livré aux plus ultralibéraux des patrons ? Les salaires plongeraient-ils vers le bas, happés par ces fameux « emplois précaires à l’allemande » assimilés au mal absolu ?

C’est cette question que j’ai posée, dans son bureau de la Toulouse School of Economics, au Prix Nobel 2014 d’économie, Jean Tirole. Il faisait beau sur la ville rose ce jour-là. À moins de cinq minutes à pied, quelques milliers de manifestants de la CGT s’apprêtaient à entamer leur marche de protestation pour la septième journée d’action anti-loi El Khomri. Et la réponse est venue alors que la sirène d’une voiture de police résonnait au loin : « La première conséquence d’une redynamisation de l’emploi serait la diminution du mal-être au travail qui ronge la société française. Car telle est la réalité. Même les Français les plus protégés, ceux qui s’accrochent fiévreusement à leur contrat à durée indéterminée (CDI), sont très souvent malheureux au travail. »

Tout est dit. Ou presque. En France, l’emploi est devenu un tourment. Tourment pour les patrons car, disent-ils, le fait de ne pas pouvoir licencier en cas de difficultés paralyse leurs embauches. Tourment pour les chômeurs, bien sûr, tant le sentiment de déclassement social, puis de marginalisation, mine la vie quotidienne de la plupart d’entre eux. Tourment pour les élus locaux, qui voient s’appauvrir leurs territoires faute d’activité économique. Tourment pour l’État, dont les finances publiques ne permettent plus de compenser les inégalités qui se creusent. Tourment, enfin, pour une grande partie des salariés eux-mêmes, qui se vivent désormais comme des privilégiés tout en pestant contre leur mal-être professionnel, faute de mobilité possible. Fermez le ban.

La France n’est pas malade de ses confrontations sociales à répétition. Elle souffre d’une grave incapacité collective à réinventer un avenir commun par le compromis et masque par un déluge d’actions violentes au nom de la lutte collective l’absence de volonté d’aller de l’avant ensemble.

Le mal, en surface, est présenté comme historique. Pays de révolutions, la France craque, me dit-on, parce qu’elle n’est capable de se réformer que dans la crise. Soit. Mais il suffit de sillonner un peu ses villes et ses campagnes pour comprendre qu’un autre mal, plus insidieux, s’est peu à peu mis à gangréner son grand principe d’égalité sans cesse réaffirmé : l’égoïsme généralisé.

Par une sorte d’ironie terrible, l’éloge du « chacun pour tous », répété par les syndicats et la gauche radicale, est en réalité devenu le rideau qui camoufle un « chacun pour soi » généralisé. La France, qui fustige le libéralisme, ne s’adonne-t-elle pas avec plaisir – de très sérieuses études le montrent – aux délices du travail au noir, et à la sélection déguisée à l’université, tout en fermant les yeux sur l’émergence d’une société d’héritiers, où les inégalités d’accès à l’emploi, au patrimoine et au confort matériel sont devenus prédominantes ?

La confrontation sociale à la française, version CGT 2016, a désormais de plus en plus l’allure d’un alibi commode pour les deux parties du pays qui, au fond, ont le plus à perdre dans les réformes : la classe politique actuelle, largement issue de l’administration, et les syndicats, recroquevillés sur leurs bassins d’adhérents dans le secteur public. L’une et l’autre ont besoin du rapport de force pour assurer leur légitimité, en ignorant que la France qui craque prend en réalité de plus en plus ses distances avec elles.

Le million de spectateurs qui ont plébiscité le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, ce documentaire-icône de la gauche alternative, n’y ont pas vu l’ombre d’un élu ou d’un syndicaliste. Ils ont écouté des agriculteurs soucieux de renouer avec la terre, de nouveaux types de producteurs, de nouvelles espèces de commerçants. Tous dans le monde réel de l’échange, même s’ils disent leur rejet d’une société marchande, ultralibérale, et inféodée à la grande distribution. Idem, à l’opposé, pour la légion d’auto-entrepreneurs ou de créateurs de start-up désireux de trouver des partenaires au sein d’un tissu local d’entreprises capables de porter leurs projets, leurs aspirations et leurs innovations.

Tous sont demandeurs, à leur échelle, de compromis et de solutions ad hoc, souvent en dehors de l’État, prié de redevenir plus régulateur que prédateur. La France, pays de liberté, craque parce qu’elle se fait violence en refusant de redonner à ce beau mot la noblesse qu’il mérite. En politique, comme en économie. 

 

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