Quelle a été votre réaction quand on vous a proposé cette fonction ?

Je me suis demandé : serai-je à la hauteur de toutes les ambitions que j’ai toujours eues pour les personnes en situation de handicap depuis vingt-cinq ans, l’âge de ma fille Julia qui est porteuse de trisomie 21 ? En conclusion, j’ai vu là une occasion unique de porter ce combat transformateur.

Le handicap, vous l’avez d’abord connu concrètement à travers votre fille ?

Oui. Avec mon mari, nous avons quatre enfants qui ont entre 30 et 25 ans. Quand Julia est arrivée dans notre vie, elle a tout bousculé. J’ai eu cette chance d’avoir un cercle familial très soudé, solide et structurant. Le handicap, soit il rapproche, soit il fait exploser les familles. Il est une des premières causes de divorce. À ce moment-là, j’ai rencontré la mère d’une enfant trisomique de 4 ans. Elle a été mon phare et ma boussole, car un enfant handicapé bouleverse vos schémas traditionnels. Je ne savais rien de la trisomie, je ne pouvais pas me projeter. Quand des témoignages vous redonnent du possible, ça permet d’avancer. Côté professionnel, j’ai tout arrêté, comme le font presque toutes les mères dans mon cas, pour me consacrer à l’équilibre familial et à Julia, car il était primordial de lui apporter une stimulation très précoce.

De qui parle-t-on quand on parle des personnes handicapées ?

De 12 millions de personnes, avec des situations très différentes. 80 % d’entre elles ont un handicap invisible, comme la déficience mentale, les troubles cognitifs, le handicap psychique... Même une surdité, c’est invisible ! Beaucoup de maladies invalidantes ne sont pas visibles. En France, le handicap est encore trop associé au cliché du fauteuil roulant ou de la canne blanche. Or sur 12 millions de personnes handicapées, 2 % sont en fauteuil. Et puis n’oublions pas les 10 millions d’aidants à leurs côtés. Plus d’un Français sur trois est concerné par le handicap. Les personnes en situation de handicap aspirent tout simplement à vivre dignement leur citoyenneté, à être autonomes dans leur vie quotidienne et à ce que le regard porté sur elles ne soit ni compassionnel, ni misérabiliste, mais juste naturel.

Quelles étaient vos urgences en prenant vos fonctions ?

Après avoir été chef d’entreprise, j’étais depuis longtemps présidente d’associations qui se battaient notamment pour la scolarisation des enfants handicapés et l’insertion professionnelle. J’avais donc les idées très claires sur l’importance pour ces enfants d’être éduqués au milieu des autres, quelle que soit leur situation de handicap. Quand Julia était bébé, un médecin m’a dit : « Il faut que vous éleviez votre fille de manière à ce qu’on sache que c’est une petite Cluzel, et non pas une petite trisomique. » Cet esprit d’éducation m’a guidée dans mes ambitions pour Julia. Il fallait donc qu’elle aille à la crèche, à l’école. Très vite, j’ai aussi compris que le combat collectif était bien plus utile que le combat individuel.

Avez-vous posé une condition quand le président vous a proposé ce poste ?

Je ne parlerais pas de condition, mais d’un souhait de transformation majeure : que le secrétariat d’État soit rattaché auprès du Premier ministre, ce qui était alors inédit. Je voulais faire sortir le handicap du ministère de la Santé. Les personnes handicapées ne doivent plus être considérées comme des objets de soins, mais avant tout comme des sujets de droit. Il me semblait majeur de concevoir une politique interministérielle afin de changer la donne dans tous les secteurs, à l’école, dans l’emploi, le sport, l’accès à la culture... Le seul levier performant était ce rattachement. C’est un changement de paradigme quasiment unique en Europe. Au lieu de faire des lois dédiées au handicap, nous faisons en sorte que chaque projet de loi porte bien les spécificités du handicap dans sa définition – ce qui est encore plus transformateur. Dans la loi « pour une école de la confiance », nous avons créé le service public de l’école inclusive ; nous avons réformé l’obligation d’emploi dans la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ».

On est surpris de constater combien la législation sur le handicap est récente.

Oui, elle l’est, en effet. La grande loi de 2005 fut fondatrice, car elle institue l’égalité des chances, la citoyenneté et la pleine participation des personnes en situation de handicap. Est inscrit dans la loi que tout enfant handicapé a droit à une éducation comme tout un chacun à l’école de son quartier. Par ailleurs, la loi de 2005 a aussi permis la création des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), interlocutrices des personnes pour l’octroi de leurs droits.

Longtemps les personnes handicapées ont fait l’objet d’une invisibilisation organisée. Comment les intégrer dans un parcours de vie ?

C’est une problématique bien française. En 1950, l’État a confié aux associations militantes la mission de créer des établissements pour protéger et éduquer les personnes en situation de handicap, en dehors du droit commun. Dans les années 1980-1990, maints pays d’Europe ont amorcé la désinstitutionnalisation du handicap, surtout pour les enfants. En France, le système « à part » a été conservé. En 2017, le président de la République a fait du handicap la priorité du quinquennat avec pour objectif de bâtir une société du vivre-ensemble.

De quelle manière ?

Je veux que les enfants apprennent ensemble, chacun à leur rythme. Car opérer le changement de regard de la société sur le handicap passe avant tout par les bancs de l’école. Avec une classe pour enfants polyhandicapés ou enfants avec autisme ou troubles du neurodéveloppement dans une école, un collège ou un lycée, les interactions se mettent naturellement en place. Le regard des autres enfants et de leurs parents évolue. Il faut susciter un regard qui enveloppe pour faire grandir ensemble, un regard qui habitue à la différence quelle qu’elle soit et augmente de fait le degré d’acceptation de la différence. C’est ça, la société inclusive !

La situation que nous vivons fragilise-t-elle les personnes handicapées ?

Je souhaite rappeler que handicap n’est pas synonyme de vulnérabilité. Pour autant, ma crainte, c’est que la crise économique touche plus durement l’emploi des personnes handicapées.

Force est de constater que trente-trois ans après la loi qui instaure une obligation d’emploi de 6 % de personnes handicapées dans les effectifs, le taux est de 5,9 % dans les fonctions publiques et seulement de 3,9 % dans le secteur privé. Pour soutenir les établissements de travail protégé, les entreprises adaptées mais aussi les recrutements en entreprise ordinaire, il faut mentionner les nouvelles aides qui manquent encore de notoriété : 4 000 euros d’aide à l’embauche, sans limite d’âge, et 8 000 euros pour l’aide à l’apprentissage. Reste le problème de fond du niveau de qualification. 500 000 demandeurs d’emploi sont handicapés, 70 % avec un niveau bac ou infra. La formation et l’apprentissage sont des leviers puissants pour leur permettre l’accès au marché du travail comme à tout un chacun et sécuriser les parcours. Et après l’école, c’est tout l’enjeu aussi de l’accès à l’enseignement supérieur.

Quels sont vos principaux objectifs maintenant ?

Pour construire une société pleinement inclusive, plus juste et plus équitable, j’ai notamment porté quatre mesures très transformatrices pour le quotidien des personnes. Dès 2018, le droit de vote a été redonné aux personnes majeures sous tutelle car, toujours dans l’optique de les protéger, elles étaient privées de leur droit de vote comme du simple droit de se marier, de se pacser, ou encore de se soigner sans l’autorisation du juge des tutelles. Un autre changement radical a été de cesser de demander aux personnes et à leurs proches de prouver sans arrêt leur situation de handicap en leur accordant enfin des droits à vie ! Système aberrant et indigne : tous les trois ans, pour obtenir l’allocation pour adulte handicapé, les personnes devaient fournir un certificat médical attestant de leur situation : je suis toujours trisomique, aveugle, doublement amputé… En 2019, nous avons mis un terme à cette surcharge administrative honteuse. Autre avancée sociétale majeure et très attendue par les personnes, la possibilité d’être pleinement parent, grâce à l’octroi d’une allocation dès la naissance de 900 euros par mois pour financer une aide à domicile et 1 200 euros à la naissance, aux 3 ans et aux 6 ans pour financer du matériel adapté. Enfin, l’instauration depuis le premier octobre de cette année, d’un congé de proche aidant, rémunéré et pris en charge par l’État, est une juste reconnaissance de l’engagement de ces personnes et de leur rôle pour concilier vie personnelle et vie professionnelle. Mon mantra, c’est la simplification de leur vie. Leur permettre d’être dans leurs pleins droits de citoyens, et les accompagner dans leur volonté d’autonomie.

Cela suppose aussi un habitat inclusif ?

Lorsque la vie chez soi « comme avant » n’est plus possible et que la vie collective en établissement n’est ni souhaitée ni nécessaire, il faut offrir la liberté de rester un habitant acteur plutôt qu’un résident accueilli. Liberté de se sentir encore, dans le cercle où l’on vit, pleinement utile aux autres, porteur et pas seulement bénéficiaire de solidarité. C’est aussi l’égalité de choix que je vise avec ce dispositif. Enfin, c’est la notion même de fraternité que l’habitat accompagné, partagé et inséré dans la vie locale porte dans son ADN. Car ce sont des lieux ouverts sur l’extérieur qui rendent visibles celles et ceux qu’une vie en institution aurait très vraisemblablement laissés invisibles, ou moins visibles. J’en suis convaincue et j’œuvre activement au déploiement de l’habitat inclusif.

Avez-vous les moyens de votre ambition ?

Le budget consacré aux politiques publiques du handicap est massif. 2,2 % du PIB, soit plus de 51 milliards d’euros, sont investis chaque année afin de construire une société inclusive. Par exemple, l’allocation pour les personnes empêchées de travailler a été portée à 900 euros par mois, soit dix milliards d’euros pour un million de personnes. Trois milliards d’euros sont consacrés à l’école inclusive, 12 milliards au financement des établissements médico-sociaux. Et nous allons poursuivre cette dynamique afin que le ressenti des personnes corresponde aux moyens que nous déployons depuis 2017.

Comment faire évoluer le regard des gens sur le handicap ?

Le handicap est une force pour notre société. Quand un concessionnaire d’automobiles de luxe engage une jeune femme porteuse de trisomie 21 pour l’accueil de ses clients, je me dis que c’est un sacré pari. Six mois plus tard, le taux de mécontentement a baissé de 30 %. Pourquoi ? Parce qu’avec sa personnalité, cette personne trisomique a su annihiler les tensions et générer de l’empathie. Beaucoup de pays l’ont compris avant nous. La France est en train d’emprunter le même chemin. Je ne peux que m’en réjouir car quand les enjeux du handicap avancent, c’est toute la société qui progresse ! 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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