« La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel », jugeait Camus.

Si le langage est la façon dont on illustre mentalement une réalité, est-ce que mal nommer un objet, une chose, une personne, c’est perpétuer un mensonge et nier l’humanité qui est la nôtre ? Les deux, très probablement. En tout cas, la leur, c’est certain. Quand j’écris « la leur », je veux parler de l’humanité vécue par les autres. Vous ne voyez pas de qui je veux parler ? Mais si, bien sûr que vous savez, les autres… Les marginaux. Les tarés, les dingos. Les foufous, bêtes curieuses dérangées, inadaptées à la vie, les furieux, les enragés qu’on calme à coups de « piqûre retard », les agités du bocal, qu’on maintient à l’écart, les amorphes qui errent dans nos rues l’écume aux lèvres, les zombies, les allumés qui ont fumé la moquette, ceux qu’on cachetonne faute de mieux et qui s’en vont comme des bagnards casser du caillou dans des carrières mentales. Les autres. Qu’on s’évertue à réduire à des symptômes dont on ne sait majoritairement rien, qu’on a compartimentés au gré de leurs souffrances, dépossédés de leur histoire et de leur identité à coups de joyeux sobriquets communément admis.

Vous voyez de qui je veux parler ?

600 000 personnes en France.

Un Français sur cent !

C’est vrai que ça fait un sacré désordre. Surtout que ces drôles d’oiseaux ne cessent de proliférer. Je comprends que ça inquiète. Mais en prenant un peu de hauteur, je me dis que si on s’essayait à survoler ensemble ce vaste nid de coucous qu’est l’humanité en décrivant chaque individu par un seul de ses aspects, on en conclurait qu’on est sans doute tous bons pour l’asile…

Pour avoir arpenté, en qualité de visiteur, les couloirs d’une poignée de cliniques psychiatriques et autres enclos à canards boiteux, croyez-le ou non, l’unique dénominateur commun que je leur ai trouvé n’est ni une folie meurtrière à camisoler d’urgence, ni même une apathie paresseuse savamment entretenue dans le but de se tourner les pouces en grattant les aides de l’État. Non, j’ai eu beau chercher, je ne leur ai rien trouvé d’autre qu’une hypersensibilité souvent caractérisée par un langage épileptique qui fait de la plupart de vraies éponges émotionnelles qui peinent à dégorger. Ajoutez à cette agitation interne, plus ou moins bien contenue par des traitements médicamenteux, le regard juge d’un imaginaire collectif hanté par les fantômes d’une Miss Ratched ou d’un tueur aux vingt-trois identités, et vous obtenez un véritable chemin de croix. Des individus qu’on stigmatise, et tout autant de raccourcis qui sont un frein à leur rétablissement.

Parler de l’hypersensibilité comme d’une tare, sérieusement ? Il y a de quoi se révolter, oui. Car qu’est-ce qui peut bien générer tant de méfiance à l’égard de ceux qu’on ne comprend pas, si ce n’est la peur qu’ils nous renvoient violemment à notre propre humanité à travers un miroir déformant ? Il est plus simple de détourner le regard.

Je pourrais profiter de cette tribune qui m’est offerte pour continuer de régurgiter ma colère sur l’ignorance ambiante et la connerie aveugle. Mais, puisque les seules voix qui semblent s’élever contre les préjugés sont celles des frères, des sœurs, parents et spécialistes, mais pas ou rarement celles des autres, après tout, pourquoi ne pas changer ici les habitudes et entendre un nouveau son de cloche ?

« L’homme a peur, peur d’être enterré à sa mort, peur d’être vivant jusqu’à sa mort, peur de disparaître d’une mort vitale qui l’enlèverait à sa peur.

Chut, lui, était plutôt serein. Il marchait tout le temps sans savoir pourquoi. À vrai dire, je crois qu’il ne s’était jamais vraiment posé la question. Peut-être était-ce parce qu’il ne réfléchissait pas trop, ou bien qu’il fuyait sa pensée, ou encore que c’était pour lui une forme de liberté, une liberté détachée de tout fondement.

Je vous disais donc qu’il marchait tout le temps, donc tout le temps il marchait, marchait sans se poser de questions. De toute manière, Chut n’aimait pas les questions. Il préférait, d’intuition je pense, se laisser porter par les événements et profiter en bon enfant des états qui le traversaient. Une fois devant le mur, il l’enjambait sans s’en apercevoir. Dans une impasse, il faisait demi-tour comme si de rien n’était, croyant continuer son chemin en toute tranquillité.

Mais tristement pour notre petit bonhomme, la réalité de l’homme le rattrapa.

Car, à nouveau devant le mur qu’il aurait dû franchir avec simplicité, Chut resta immobile avec un certain tourment dans le regard. Ce mur-là offrait le vertige. C’était le mur de l’angoisse. Et voilà donc que Chut eut peur, peur d’être enterré à sa mort, peur d’être vivant jusqu’à sa mort, peur de disparaître d’une mort vitale qui l’enlèverait à sa peur… »

Un mur vient de tomber. Mon petit frère, qui jusqu’ici refusait de partager ses écrits de peur d’être jugé, s’est finalement vu contraint de se soumettre aux critiques en s’embarquant avec moi dans la rédaction de notre premier livre. Résultat ? Galvanisé. Re-narcissisé par des retours enthousiastes de lecteurs ignorant parfois tout des symptômes d’une pathologie mal aimée, mal connue, et par ce simple constat : ensemble, on aboie (nettement moins) en silence.

L’humanité, toujours elle.

Donner une définition sur laquelle tout le monde s’accorde se révèle être un pari délicat. Posons directement la question aux principaux concernés.

Les Japonais parlent d’une « maladie des troubles de l’intégration ». Ce psychiatre hollandais dit « trouble du spectre de la psychose ». Certains scientifiques parlent de « Délétion 22q11 », rapport à une faute de recopiage dans l’ADN.

Mon frère Thibault se lève tous les matins pour aller promener son chien, se shoote davantage au cinéma de Fellini qu’aux psychotropes hallucinogènes, développe ses tirages sépia lui-même, écrit des proses toujours plus inspirées et ne manque jamais d’appeler nos deux grands-mères le jour de leur anniversaire. Il habite son quotidien avec une schizophrénie qu’il nomme, quant à lui, « hallucination de la vérité ». 

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