Dorine Bourneton avait 16 ans lorsqu’elle a perdu l’usage de ses deux jambes. C’était en 1991, un jour de printemps. Alors qu’elle voyage à bord d’un petit avion de tourisme avec d’autres passionnés d’aviation, l’équipage se fait surprendre par le mauvais temps. L’appareil s’écrase contre les flancs du mont d’Alambre, dans le Massif central, faisant trois morts. L’adolescente est la seule survivante.

Pilote amatrice avant son accident, Dorine Bourneton est aujourd’hui connue pour être la première voltigeuse aérienne paraplégique au monde. Un exploit qu’elle ne doit qu’à elle-même : pendant vingt ans, la jeune femme s’est battue pour faire changer la loi qui, jusqu’en 2003, interdisait aux aviateurs handicapés de voler de manière professionnelle. Pour plaider sa cause, elle s’est d’abord investie pleinement dans le milieu associatif avant de devenir une conférencière et une écrivaine accomplie. Son parcours est aussi impressionnant qu’inspirant. Et pourtant, à cause de son handicap physique, Dorine Bourneton reconnaît s’être mis des freins toute sa vie, et ce dans un domaine bien particulier, celui de l’emploi : jamais cette quadragénaire dynamique n’a osé pousser la porte d’une entreprise privée. « J’en avais peur », confie-t-elle simplement. Sans diplôme – elle a été contrainte d’abandonner l’école après son accident –, elle dit appartenir « à l’ancienne génération », celle qui considérait qu’une personne invalide disposait d’un avenir tout tracé. « Mes parents m’ont dit : “Pour toi, ce sera les allocations familiales, le canapé et la télé.” »

Deux fois plus touchées par le chômage que le reste des actifs, les personnes handicapées sont pourtant bien souvent dotées de qualités très utiles en entreprise. « Elles développent une incroyable aptitude à apprendre et à s’adapter parce qu’elles sont quotidiennement confrontées à des difficultés. Elles ont toujours les sens en éveil, elles captent les informations », explique Sabine Lucot, directrice de la plateforme « Insertion et hanploi » au sein d’une association d’accompagnement pour personnes handicapées baptisée les Amis de l’atelier. Constatant que de plus en plus de ses bénéficiaires exprimaient le souhait de travailler en entreprise et non plus en ESAT – ces 1 500 établissements médico-sociaux de travail réservés aux seules personnes souffrant de handicap, qui quadrillent le territoire –, l’association a récemment opéré « une révolution » dans sa manière d’opérer. « On ne se concentre plus sur le handicap du demandeur d’emploi, mais sur ses envies », poursuit Sabine Lucot. Au sein de l’association, la mise en place d’un dispositif d’accompagnateurs, les job coachs, a permis de rendre plus facile l’insertion des travailleurs handicapés en entreprise privée.

« Quand on souffre d’un handicap psychique, notre stabilité dépend de notre environnement »

Smael Yacoubi, 33 ans, fait partie des bénéficiaires du programme. Le jeune homme a souffert de deux dépressions successives qui l’ont contraint à rester hospitalisé de longs mois. À sa sortie, il a d’abord suivi le parcours classique, direction l’ESAT. Il y a appris le métier de pâtissier. Il ne regrette pas cette expérience parce qu’elle lui a permis de « remettre le pied à l’étrier » et lui a servi de « tremplin », mais il en garde un mauvais souvenir. « C’est un système hypocrite qui ne tire personne vers le haut, juge-t-il. On vit en vase clos avec des gens qui vont mal et, au prétexte de notre handicap, on nous paye parfois à peine plus de 50 % de la valeur du Smic. Quand on est un bon élément, on récupère en plus le travail des feignants. Parce que, disons-le clairement, certains profitent du système. » Déçu, il a fini par démissionner au bout de deux ans pour suivre une formation d’agent de restauration collective. C’est à ce moment-là que le jeune homme a intégré le programme « Emploi accompagné ». Avec l’aide de son job coach, Smael Yacoubi a identifié ses points faibles – quelles sont ses limites ? à quel moment doit-il demander de l’aide ? Quand un stage s’est présenté au sein d’une cantine scolaire au début de l’année, le jeune homme était prêt. L’expérience a été une grande réussite. Devant son job coach venu passer une journée sur son lieu de travail pour l’accompagner, il est fier de montrer de quoi il est capable. Il se sent intégré et en confiance car, bien que ses collègues ignorent tout de son handicap, son employeuse, elle, en est informée. Parce qu’elle a été sensibilisée et formée, elle sait comment travailler avec sa nouvelle recrue. « Elle a très bien compris mon fonctionnement », confirme l’intéressé. Smael Yacoubi sait que, lorsqu’un moment difficile se présentera, il pourra toujours compter sur son job coach pour trouver des solutions adaptées : « L’accompagnement est sans limite de temps, précise Sabine Lucot. Quand on souffre d’un handicap psychique, notre stabilité dépend de notre environnement. Or, celui-ci est toujours changeant. »

« En entreprise, l’insertion de travailleurs handicapés peut s’avérer bénéfique pour l’ensemble du personnel »

Cette approche anglo-saxonne du place and train (littéralement, « placer et former »), l’association l’encourage à travers d’autres initiatives telles que le Duo2. Directement inspiré du DuoDay – une journée annuelle au cours de laquelle une entreprise accueille une personne en situation de handicap en duo avec un professionnel volontaire –, le « Duo2 » consiste à inviter des salariés d’entreprises à venir passer une journée au sein d’un ESAT. « C’est souvent une grande source d’inspiration pour les entreprises, explique Sabine Lucot. Dans les ESAT, on fait preuve d’innovation pour pallier les handicaps. » Récemment, un ESAT de conditionnement de tisanes a inspiré un industriel. Des travailleurs handicapés ne sachant pas compter, des gabarits ont été imaginés pour les aider. Résultat : ils travaillent plus vite et plus efficacement qu’un employé lambda. En entreprise, l’insertion de travailleurs handicapés peut s’avérer bénéfique pour l’ensemble du personnel. Une lumière trop forte, un espace de travail trop bruyant… Ces détails auxquels les salariés vont finir par s’habituer seront trop dérangeants pour un travailleur handicapé, souvent hypersensible. En s’adaptant à ses besoins, l’entreprise améliore au passage le bien-être de l’ensemble des autres. « En fin de compte, c’est rendre l’entreprise plus humaine et plus bienveillante », conclut Sabine Lucot.

De la bienveillance, c’est aussi ce que Yann Bucaille a souhaité injecter dans ses Cafés joyeux, une enseigne de restauration fondée en 2017, dont la particularité est d’embaucher principalement des personnes en situation de handicap mental, comme la trisomie 21. « On s’adresse à des gens qui ont toujours été ignorés pour leur personne, dit le jeune quinquagénaire. Au mieux, on les a considérés comme des personnes à occuper, ou dont il fallait s’occuper. Ici, on leur propose de travailler réellement, de créer de la valeur et d’être indispensables. » En France, seules 0,5 % des personnes atteintes de handicap mental travaillent en « milieu ordinaire ».

« La question de l’inclusion ne se réglera que si le privé s’en saisit »

Aux Cafés joyeux aussi l’envie est un critère d’embauche. Un candidat ne peut être jugé pour son expérience, « la plupart d’entre eux ayant arrêté l’école à 10 ans et n’ayant jamais eu la possibilité de travailler de leur vie », précise Yann Bucaille, qui ne cache pas la difficulté de diriger cette entreprise employant aujourd’hui 52 salariés. Mais « quelle immense joie de les voir chaque jour si fiers de venir travailler », dit-il. En trois ans, aucune démission ni aucun licenciement à déclarer. Le premier Café joyeux, ouvert à Rennes, est désormais à l’équilibre. Quatre autres sont déjà opérationnels, un à Bordeaux et trois à Paris – dont un à deux pas de l’Arc de Triomphe, sur les Champs-Élysées. Pour ce patron solidaire, il était important d’implanter ses cafés en plein cœur de la ville pour rendre le handicap visible. Sa démarche d’entrepreneur n’est pas anodine, elle non plus : « La question de l’inclusion ne se réglera que si le privé s’en saisit », dit-il.

« La moyenne de travailleurs handicapés au sein des entreprises privées françaises s’élève à seulement 3,5 % »

En France, depuis 1987, la loi contraint les entreprises de plus de 20 salariés à compter au moins 6 % de travailleurs handicapés au sein de leurs effectifs. Depuis 2005, si l’objectif n’est pas atteint, la pénalité pour l’entreprise monte jusqu’à 600 fois le Smic horaire pour chaque salarié handicapé manquant. Malgré cela, la moyenne de travailleurs handicapés au sein des entreprises privées françaises s’élève à seulement 3,5 %, selon l’AGEFIPH, l’organisme en charge de collecter ces contributions. Chaque année, 450 millions d’euros sont ainsi récoltés et réinjectés auprès des organismes œuvrant en faveur de l’insertion.

« On veut changer le regard sur le handicap »

Yann Bucaille veut rester positif : « Les mentalités commencent à changer, et le chômage baisse », note-t-il. En 2019, le taux de chômage des personnes handicapées a baissé d’un point en un an, passant de 17 % à 16 %. Des dirigeants de grandes entreprises ouvrent plus largement leurs portes aux travailleurs handicapés. C’est le cas de Jean-Marc Ribes, président de la BPE, la banque privée du groupe Banque postale, qui vient de s’engager à réserver une embauche sur deux à un travailleur handicapé. La première personne à profiter de cet engagement, qu’il est allé chercher, est Dorine Bourneton. Depuis novembre, elle a rejoint l’entreprise en qualité de directrice du développement durable et de la responsabilité sociale (RSE). Chaque jour, un taxi la conduit sur son lieu de travail, et elle pourra bientôt jouir d’un fauteuil ergonomique pour soulager ses jambes, douloureuses à force d’être immobiles. À partir de janvier, les salariés sans handicap seront également formés pour être en mesure d’assister leurs collègues en cas de besoin – ils apprendront, par exemple, comment réagir à une crise d’épilepsie. « On veut changer le regard sur le handicap », dit Jean-Marc Ribes. Lui-même père d’une enfant polyhandicapée, il ne supporte plus de se voir proposer une table « au fond du restaurant, à l’abri des regards », chaque fois qu’il décide de sortir en famille. Depuis un mois que l’entreprise a fait état de sa nouvelle politique, plusieurs employés ont trouvé le courage de déclarer leur handicap auprès du service des ressources humaines. « Vous savez, c’est comme pour les femmes, lance son président. Il leur a fallu se battre pour pouvoir intégrer le monde du travail et elles y sont parvenues. Ce n’est même plus un sujet. Pour les personnes en situation de handicap, ce sera pareil. C’est juste le timing dans l’histoire qui diffère. »  

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