Ces ennemis qui refusent la différence
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Il n’est ni temps ni lieu où le handicap ne se manifeste. Le premier matin du monde a connu cette expérience humaine à dimension individuelle et collective. Dès lors, elle a donné lieu à une infinie diversité d’interprétations, qui ne cessent d’osciller entre croire et savoir. Cependant, derrière leur variété et leur complexité se profilent des ennemis communs aux sociétés humaines.
Le premier d’entre eux est l’illusion universelle d’une normalité. Ici comme ailleurs, ceux qui, par leur mode d’être au monde, n’entrent pas dans les cadres usuels de reconnaissance, se voient encore frappés d’anathème. Ils sont souvent exclus de la photographie de famille. On les tient peu ou prou dans les marges pour protéger les « bien-portants » de ce qui bouscule leur quotidien. Au nom d’une prétendue normalité, on se demande parfois s’ils sont des êtres humains authentiques, complets. La conformité à un « grand modèle » s’impose partout comme une illusion, une croyance qui se pense raison. Nulle culture n’échappe à ce mirage et aux questions déraisonnables qui en découlent. Comment normaliser les anormaux et reconnaître les non-reconnaissables ? Où ranger les dérangés et classer les inclassables ? Où caser les incasables et comment éviter de montrer les « monstres » ? Dans toute société existe une inclination à désigner des étrangers ou étranges, soupçonnés d’ouvrir une faille dans l’œuvre collective et de compromettre l’unité de l’espèce humaine. On fabrique de la normalité pour justifier l’existence d’une anormalité et son rejet.
La particularisation, tropisme transculturel, représente un deuxième ennemi. Parce qu’elles rêvent d’ordre, les communautés humaines en viennent à occulter l’unité substantielle du vivant par-delà sa diversité tumultueuse. Un ordre fantasmé induit un processus de particularisation des personnes en situation de handicap : elles seraient toutes différentes, par nature même. Trop différentes pour faire communauté avec les autres qui, convaincus de représenter la norme, s’accommodent volontiers de cette coupure. D’expression variable au fil des âges et des cultures, cette représentation revêt un caractère universel. Elle repose sur la vision d’un être humain type ou générique, caractéristique d’une pensée magique. De sorte qu’elle dévoie le regard, qui ne se porte plus en l’occurrence sur des visages concrets, mais sur des êtres irréels réduits à des pathologies abstraites. Cette particularisation par la différence infiltre les systèmes de pensée, parfois jusqu’à l’excès. Bien loin de l’optique inclusive, elle crée des cloisonnements et ouvre la porte à des discriminations, des plus bénignes jusqu’aux plus graves. Au sein des cultures, tout s’imagine, tout arrive. Tout se justifie.
L’essentialisation est une autre inclination préjudiciable. Faute de leur octroyer une place parmi les autres, ceux que l’on juge hors normes se voient placés, à leur corps défendant, dans une catégorie lisse, impersonnelle : celle des « handicapés ». La variabilité et la singularité n’y ont pas droit de cité. Par un processus de simplification et d’uniformisation, ils sont rangés dans une classe d’appartenance à laquelle on confère une essence, fondée sur l’attribut handicap, érigé en marqueur absolu. Cette assignation catégorielle signe un destin indépassable. Dès lors, ils ne peuvent être ni autrement ni autre chose que « handicapés ». Qui plus est, une déficience propre à l’un d’eux conduit, par généralisation, à invalider l’ensemble : « Ce n’est pas seulement ce handicapé qui est ainsi, mais tous les handicapés. » Chassez les stéréotypes, ils reviennent au galop, de toutes parts. Y aurait-il un sang de « handicapé » ! L’ordre de l’indifférence et de l’indifférencié asphyxie l’identité : la même pour tous. Le handicap en fait des individus-catégorie. Ils ne sont que l’incarnation d’un type. Les dimensions biographiques intimes sont effacées, la singularité niée. Par-delà les façonnages et conditionnements spécifiques à une culture, ces conceptions essentialistes infiltrent les sociétés. À des degrés divers, on pense et agit comme si le handicap constituait une nature sui generis, une nature immodifiable, commune à toute personne affectée d’un dysfonctionnement, qu’il soit d’ordre physique, sensoriel, mental, cognitif ou psychique. Pour paraphraser Bourdieu évoquant le racisme, toute handiphobie est un essentialisme.
La négation de l’universel est également une tendance dommageable. Les sociétés tendent à esquiver cette réalité : toute l’humanité est « issue de la diversité », contrairement à l’expression infondée, faisant accroire que seuls certains en proviendraient pour cause d’appartenance culturelle, de couleur de peau ou de handicap. Le « pas », le « peu » ou le « moins » entendre, voir ou marcher, les fragilités mentales ou psychiques ne sont autres choses que des expressions de la diversité universelle. Elles ne font que refléter les variations de l’humain, entre force et chétivité, équilibre et déséquilibre, ordre et désordre, raison et déraison. Nul homme, « fragment minuscule », selon l’expression de Spinoza, ne saurait représenter la norme. Nul ne peut prétendre à lui seul à l’universel en s’imaginant d’une essence supérieure, sous prétexte qu’il serait conforme. L’universel est ce qui vaut pour tous, sans exception et sans exclusive. Étymologiquement, c’est ce qui, tourné vers l’unité, définit et réunit les hommes par-delà leurs singularités biologiques, culturelles ou situationnelles. Ainsi s’articulent l’individu singulier (cette femme ou cet homme-ci) et l’universel (l’être humain). Il n’y a pas d’anthropologie sans acceptation de cet a priori épistémologique. Où que l’on aille sur la planète, on n’y rencontre que des humains singuliers, ayant en commun de s’inscrire dans l’universel, indépendamment de leur culture d’appartenance, de leur mode de présence aux autres, de leur rapport à l’espace ou au temps, de leur handicap. L’universel, qui ne peut s’exprimer que dans la pluralité des êtres, appelle à forger du commun, au sens de ce qui fait communauté et fonde la relation à l’autre.
Ainsi, face au handicap, propice aux errements interprétatifs et aux pratiques dérivantes, il appartient à chacun, sous contrainte culturelle à son insu, de conquérir des parts de liberté de pensée et d’action. De lutter pied à pied contre les ennemis communs susceptibles de distordre le regard porté sur ses semblables que la maladie ou le handicap rend plus vulnérables.
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