D’abord un mot pour cerner la prospérité. Je la définis comme un objectif. C’est une qualité de vie minimale pour tous ou presque, qui inclut aussi une notion de revenu, la possibilité de consommer. La Suède, la Norvège, le Danemark sont des pays prospères. À mes yeux, les États-Unis ne le sont pas, même s’ils ont les moyens de l’être. Trop de gens y vivent une situation de précarité, d’inquiétude et même de désespoir. Il suffit de voir l’augmentation, depuis au moins deux décennies, de la mortalité par suicide et overdose d’opioïdes chez les 40-60 ans, en particulier dans les États centraux. Certains chercheurs parlent de mort par désespoir. On note un décalage entre la perception que les Américains ont de leur société et la réalité. La probabilité qu’un enfant né au sein des 20 % de familles les plus pauvres accède à l’âge adulte au niveau des 20 % les plus riches est légèrement plus faible qu’en France ou en Italie. Les Américains sont pourtant persuadés qu’un enfant a plus de chance de devenir riche chez eux qu’ailleurs. Cette perception du rêve américain a longtemps été un facteur d’énergie. S’il n’y arrive pas à 20 ans, ses parents le voient comme une défaite personnelle et se disent qu’ils sont des losers. Ou alors ils cherchent un ennemi : le commerce mondial, les étrangers, les migrants, le climat… 

Dans leur esprit, ce n’est pas la faute de l’Amérique mais la faute de responsables qu’on pourrait éliminer pour que la société redevienne comme avant. En France, on tend à penser qu’on est des victimes. 

Mon travail porte depuis longtemps sur les voies de sortie de la pauvreté. Je ne connais pas de solution miracle, pas de programme ou d’intervention capables de régler un tel problème. La pauvreté se manifeste sous des tas de formes qui se renforcent mutuellement. Ce qu’on sait de mieux en mieux faire, c’est s’attaquer à un aspect de la pauvreté. Pour améliorer la qualité de l’éducation, pour aider les plus pauvres des pauvres, ceux qu’on appelle les ultra-poor, les plus marginalisés, à sortir d’une trappe de pauvreté où ils sont tombés. Pour ces gens, une intervention spécifique a été imaginée par une ONG du Bangladesh, la BRAC. Elle demande aux villageois d’identifier les plus pauvres de leur village, quatre ou cinq familles. Une fois celles-ci désignées, la BRAC leur donne un outil de production, souvent deux vaches, et les soutient pendant un an pour qu’elles puissent s’occuper de ce bétail. Les bénéficiaires reçoivent d’emblée un pécule pour ne pas avoir la tentation de vendre leur vache. La BRAC se charge des vaccinations. Des réunions hebdomadaires sont organisées pour leur apprendre à épargner, à gérer leur nouvelle activité. C’est un véritable investissement, une grande poussée qui met les gens sur la bonne trajectoire. Une étude a été menée au Bangladesh puis dans six autres pays. Le magazine Science en a publié les résultats en termes de revenu, de consommation, d’impact sur la scolarisation, l’épargne, la santé et la santé mentale. Tout va mieux. Comparé à des familles dans une situation similaire qui n’ont pas reçu ces programmes, c’est spectaculaire. Ces gens sont vraiment sortis de la pauvreté. Il faut préciser que l’ONG a inventé ce programme pour des familles qui ne pouvaient pas accéder au microcrédit. Elles n’avaient ni projet ni capacité de se lancer dans un business.

On parle souvent du microcrédit comme moyen de combattre la pauvreté. En réalité, ce mécanisme a très peu d’effets. Le fait de devoir rembourser les sommes prêtées, et de se mettre à les rembourser sans délai, crée une difficulté. En Inde, il faut commencer à rembourser dès la semaine suivante, avec un taux d’intérêt de 25 %. Au Mexique, le taux atteint même 150 % ! Ce fardeau influe sur l’usage qui est fait de l’argent. Si vous avez une vache acquise en microcrédit, plusieurs semaines se passent sans qu’elle donne rien. Comment rembourser ? Le microcrédit tient lieu de carte de crédit ou de compte d’épargne. Ceux qui le reçoivent achètent par exemple un téléviseur avec l’argent versé, et ils le remboursent avec leur salaire. Ce n’est pas un moyen pour sortir de la pauvreté. Les ultra-poor, eux, vivaient de mendicité. Les vaches qu’on leur a données ne font pas d’eux des Bill Gates, mais elles leur fournissent le moyen d’obtenir des revenus. Dans un deuxième temps, certains vendent leur vache et achètent un petit commerce.

C’est dans le domaine de l’éducation que nous connaissons le plus d’expériences réussies. Dans nombre de pays en développement, les systèmes éducatifs sont élitistes. Ils ont été créés pendant la période coloniale pour former les « meilleurs ». Alors que la scolarisation s’est généralisée après la décolonisation, ces institutions n’ont pas envisagé de se repenser face à une masse d’enfants aux niveaux hétérogènes. Les programmes sont tels que les professeurs ne s’adressent qu’à un petit nombre d’enfants dans les classes. Le système ne sait que faire de ceux qui décrochent. L’enseignement devrait s’adresser aux élèves qu’on a devant soi et non aux élèves idéaux. Il faut un niveau approprié (les Anglo-saxons emploient l’expression « teaching at the right level »). La difficulté majeure est de convaincre les professeurs : ils croient que leur devoir est d’enseigner le programme, on ne peut leur en vouloir… Les solutions existent pourtant : créer des classes par niveau, assurer un soutien scolaire, faire des camps d’été, avoir des ordinateurs pour adapter les leçons à chaque enfant. Une ONG indienne prend des écoles en main et applique un programme de quarante jours. Elle réorganise tout en composant des classes par niveau, sans se soucier des âges des élèves. L’effet est phénoménal. Techniquement cela marche très bien. Politiquement, c’est plus difficile. Les professeurs et les ministres pensent que c’est une manière de baisser les standards. Mais eux n’envoient pas leurs enfants dans ces écoles… 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO & PIERRE VINCE

 

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