Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi, je rends grâce à la nature sage
Qui pour mon bien m’a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J’aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l’abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter de sa source féconde
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L’or de la terre et les trésors de l’onde,
Leurs habitants et les peuples de l’air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Ô le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S’en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange ;
Tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu’auraient-ils pu connaître ? ils n’avaient rien ;
Ils étaient nus, et c’est chose très claire
Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.
...

 

« On a déclamé contre le luxe depuis deux mille ans, en vers et en prose, et on l’a toujours aimé », s’amuse Voltaire dans un article du Dictionnaire philosophique. Le philosophe avait fait scandale en 1736 avec Le Mondain. En cause notamment, sa satire du mythologique âge d’or et du jardin d’Éden. L’écrivain anticlérical n’hésitait pas à peindre Adam et Ève « Les ongles longs, un peu noirs et crasseux / La chevelure un peu mal ordonnée / Le teint bruni, la peau bise et tannée ». Mais sa défense du luxe participait d’un mouvement plus global. Vingt ans plus tôt, dans sa Fable des abeilles, Bernard Mandeville décrivait une ruche mise à mal par la vertu. Sans les vices des particuliers, leurs désirs inutiles, comment faire prospérer le commerce ? Voltaire n’était pas loin d’une telle vision libérale. Et, aujourd’hui encore, nos dirigeants sont convaincus que les échanges internationaux favorisent la paix. Faut-il leur objecter les analyses de Bergson, opposant l’impérialisme, par lequel se développe le capitalisme, à l’élan démocratique ? Arriverions-nous à la fin d’un cycle ? Celui du consumérisme roi et des inégalités croissantes, pour entrer dans une ère de plus grande sobriété et de meilleure répartition des richesses ? Avec le dernier décasyllabe du Mondain, « Le paradis terrestre est où je suis », Voltaire inscrivait sa recherche du bonheur dans un aujourd’hui charnel. Au-delà de toute polémique, espérons juste que nous soyons de plus en plus nombreux à pouvoir jouir au mieux de ce luxe : vivre. 

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