Pourquoi avoir choisi le thème de la prospérité ?

Pour remettre l’humanisme au cœur de la réflexion des économistes. La prospérité est le concept d’un monde plus équilibré, plus juste, plus durable, créateur de possibilités de développement et d’épanouissement. Au moment où montent les tensions et les violences dans le monde, qu’elles soient religieuses, politiques ou sociales, il est important de replacer au centre du débat cette idée que la création de richesses a pour but de permettre l’épanouissement de chacun. 

Ces tensions apparaissent quand la prospérité disparaît ?

La vraie question est de savoir pourquoi la prospérité est perçue comme s’affaiblissant. Une hypothèse serait que les institutions sociales, politiques et religieuses ont perdu leur crédibilité. Qu’elles soient nationales ou mondiales, elles sont incapables de porter un projet auquel les gens adhèrent. 

On se trompe en croyant que les réponses à nos difficultés sont unidimensionnelles. Certains ne voient que la protection des ressources et du climat, et parlent alors de développement durable. D’autres s’intéressent aux seules inégalités, et utilisent le concept de croissance inclusive. D’autres encore se focalisent sur la course aux technologies. Ces sujets sont importants, mais aucun ne porte à lui seul les enjeux de la prospérité. Le mot de prospérité perd de sa force s’il n’englobe pas une approche multidimensionnelle de ce qu’est l’individu dans sa relation à la nature, à l’autre, au politique, à la connaissance. Le mot humanisme est lié à la notion de prospérité. Celle-ci passe par le développement de l’individu, mais aussi par le non-asservissement à des technologies qui sont parfois présentées naïvement comme la solution. La prospérité, c’est l’humanisme et la liberté.

Comment cette notion a-t-elle évolué dans le temps ?

C’est un des rares concepts universels dans le temps et l’espace : déjà, Hésiode chantait la prospérité de la cité juste. La prospérité dépend de la capacité de chacun à pouvoir utiliser tous ses talents. 

Dans ma jeunesse, j’étais marqué par les nombreux courants de pensée qui s’interrogeaient sur la prospérité dans les pays en développement : l’idée que l’on pouvait fournir à ces sociétés des moyens matériels pour se nourrir, se loger, se soigner, s’éduquer – ce que le Prix Nobel d’économie indien Amartya Sen nomme les « capabilities ». La recherche de la prospérité se confondait avec celle du développement. Pour les sociétés riches, elle consistait à permettre le développement des autres. 

Après l’effondrement du communisme et la chute du mur de Berlin, on a basculé dans le salmigondis de la création de richesses par les marchés et l’innovation financière. Le marché est apparu comme l’horizon absolu du bonheur. Le principal résultat bénéfique a été l’émergence d’une classe moyenne dans des pays qui n’en avaient pas. L’aspect négatif dans les pays riches a été l’éclatement d’inégalités majeures entre ceux que Robert Reich, ancien secrétaire d’État au Travail de Clinton, appelait les seigneurs du dispositif, les sans-frontières portant la mondialisation, et les non-qualifiés – une sorte de lumpenprolétariat, à l’instar de ceux qui font des paquets chez Amazon.

La généralisation du marché à l’échelle mondiale a donné aux uns la sensation de pouvoir enfin progresser dans les pays émergents, tandis que les autres, exclus de cette société mondialisée, réagissaient avec violence sur le plan politique ou religieux.

Quels grands auteurs ont pensé la prospérité, et en quels termes ? 

D’abord deux économistes exceptionnels : Amartya Sen et François Perroux. Parmi les auteurs récents, citons Dani Rodrik, Daron Acemoglu et Edmund Phelps. Amartya Sen met en lumière la base de ce qui fait d’un homme un homme, dans une vision assez individualiste. Il précise aussi le rôle de la collectivité : la satisfaction des besoins et l’apport des biens nécessaires au développement humain. De son côté, Perroux définit les conditions d’une société en progrès dans un cadre humaniste : nourrir les hommes, les soigner et leur donner accès au savoir. Sen fixe des exigences, Perroux trace un horizon.

Pour Rodrik et Acemoglu, deux économistes turco-américains, les institutions sont le soubassement de la prospérité. Professeur à Harvard, Rodrik a mis en lumière un triptyque d’exigences : souveraineté, démocratie et mondialisation, que l’on pourrait faire correspondre aux institutions, au contrat social, à l’horizon de progrès. Il montre le cheminement et les contradictions pour faire vivre ensemble ces exigences difficiles à concilier. Quant à Acemoglu, professeur au MIT, il a démontré le rôle d’institutions de qualité pour la croissance. Enfin, comment ne pas mentionner Edmund Phelps, et sa « prospérité de masse » qui permet à chacun d’expérimenter et d’inventer sa propre trajectoire, sa good life ?

Que disent les indicateurs économiques sur la prospérité dans notre pays ?

Prenons la proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, avec 60 % du revenu médian, soit environ 1 000 euros par mois pour une personne seule. Ce taux de pauvreté a augmenté d’un point entre 2008 et 2014, pour atteindre 14,1 %. Il demeure plus faible que dans la plupart des autres pays européens : 16-17 % au Royaume-Uni et en Allemagne, 20 % en Italie. Le niveau de qualification des emplois créés a beaucoup baissé, de même que la mobilité sociale, évaluée selon la provenance sociale des jeunes reçus dans les grandes écoles. Les rapports Pisa montrent que notre système de formation est segmenté : bon pour les fils de bourgeois, pas pour les autres. La notion de bonheur au travail est aussi pertinente. 

Mais, à mes yeux, il y a quelque chose de pervers dans les indicateurs globaux de bonheur national brut développés par Stiglitz ou d’autres. Qui peut décider de mon bonheur ? Cette notion n’a rien à voir avec l’idée de prospérité qui est multidimensionnelle. Aucun indicateur ne permet de synthétiser l’ensemble. On doit prendre en compte le pourcentage d’exclus dépourvus d’atouts sur le marché du travail, les possibilités d’avoir une seconde chance, de pouvoir rebondir dans son existence, de pouvoir s’adapter à un nouvel emploi.

L’écrivain Sylvain Tesson parle de la France comme d’un paradis dont les habitants se croient en enfer. Pourquoi est-il si difficile de percevoir la prospérité de notre pays ? 

La France est un pays prospère, du moins pour la grande majorité de ses habitants, ce qui n’efface pas de terribles poches de pauvreté. 

Doit-on parler de progrès ou de régression de la prospérité ? Deux critères simples montrent nos difficultés. D’abord, on a du mal à faire vivre la mobilité entre les groupes sociaux. Notre ascenseur social marche mal. Ensuite, la France voit sa part d’exclus croître. On compte environ 20 % de pauvres ; le phénomène va au-delà des chômeurs et des petits retraités. 

Notre pays peine à se définir entre une gloire passée et la vision d’un rabougrissement exagéré. Il se voit tout petit alors qu’il ne l’est pas ; il s’imagine puissance impériale alors qu’il ne l’est plus. La France cherche des voies pour retrouver une vraie mobilité sociale et pour réintégrer ses exclus, mais elle ne sait pas imaginer son avenir. D’où un repli sur soi qui touche près de la moitié de la population, ou l’idée simpliste d’un fédéralisme absolu, comme si l’intégration résolvait tout.

Tout cela remonte à loin. Les plus belles pages sur le déclinisme français sont de Chateaubriand, pour qui notre âge d’or fut le règne de Louis XIV ! Il y a une constante schizophrénie entre un goût pour la dramaturgie, dont le déclinisme est un sous-produit, et la réalité. Le summum a été atteint au début des années 2000, quand le Premier ministre François Fillon parlait d’État en faillite. Nous sommes la cinquième puissance économique mondiale mais nous portons sur nous-mêmes un regard désabusé avec l’idée que nous sommes nuls dans tous les domaines. On peut pourtant redonner beaucoup d’espoir dans le mot de prospérité, à condition de restaurer la crédibilité de nos institutions. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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