Les personnes qui souffrent d’un syndrome de l’intestin irritable ou d’une maladie inflammatoire chronique de l’intestin (MICI) me le confient souvent : elles se sentent incomprises de leur entourage, voire honteuses. Pour une raison simple : ce n’est pas « glamour » de parler de ses troubles intestinaux. Comme me le disait Éliane, une patiente d’une cinquantaine d’années : « Parler d’une gastro qui dure des années, ce n’est rigolo pour personne… » Et lorsqu’une personne se plaint de « mal digérer », commence à choisir ses aliments, l’entourage a parfois tendance à la considérer comme quelqu’un qui « s’écoute un peu trop » ou pense qu’elle est « entrée dans la mode bobo », parce qu’elle ne mange plus de gluten ou de caséine de lait de vache. Même chose pour la fatigue, l’un des symptômes cardinaux de ces maladies : l’entourage, excédé car impuissant, tentera un « tu es tout le temps fatigué, bouge-toi un peu ! », ce qui ne fera qu’aggraver le sentiment d’incompréhension. 

Car, pour la majorité d’entre nous, les maladies qui ne se voient pas n’existent pas, qu’elles touchent l’intestin ou l’esprit, et c’est pourquoi on confond les deux. Les maladies chroniques de l’intestin engendrent peu de stigmates, sauf lorsqu’elles conduisent à des variations de poids, ce qui ne concerne pas la majorité des cas. Elles sont particulièrement invalidantes, car imprévisibles. Elles nécessitent des toilettes à proximité à tout moment, ce qui peut s’avérer très problématique dans certaines situations (lors d’une réunion d’entreprise, par exemple). Et pourtant ces maladies suscitent peu de compassion. Probablement parce que l’intestin n’a pas encore récupéré ses lettres de noblesse. 

Les études récentes démontrent que de multiples voies relient l’intestin au cerveau. Ce qui perturbera l’un retentira donc sur l’autre, avec des vulnérabilités différentes selon les individus. Nous sommes tous porteurs d’un microbiote intestinal unique, ce paquet de deux kilos de bactéries qui nous aide chaque jour à digérer nos aliments, à protéger les parois de notre intestin contre des agresseurs, à stimuler notre système immunitaire. L’intestin envoie à chaque instant des informations au cerveau par la voie du nerf vague, le plus long nerf de l’organisme. Mais la gratitude que nous devrions témoigner à cet ami invisible ne s’arrête pas là. 

Les études animales ont en effet fourni des résultats édifiants. Des petits rats nés en conditions stériles (sans bactéries et donc sans microbiote intestinal) développent rapidement des troubles d’allure psychiatrique, comme un repli sur soi, un manque d’énergie, une baisse de l’alimentation, des troubles du sommeil, des automutilations. Ces troubles disparaissent entièrement si on leur inocule des bactéries dans l’intestin ! Sauf si on attend neuf semaines, la fin de leur adolescence, auquel cas les troubles sont irréversibles. 

Cela montre le rôle primordial que jouent les bactéries sur le développement du système nerveux central du rat. Et tout laisse à penser que l’être humain n’échappe pas à cette règle, selon un modèle encore plus complexe… 

Des études récentes ont révélé que les enfants souffrant d’autisme présentent des microbiotes différents de leurs pairs. Les personnes qui souffrent de dépression ont des microbiotes similaires à certaines formes de syndrome de l’intestin irritable. Des études épidémiologiques sont en train d’explorer l’impact des antibiotiques sur nos microbiotes, qu’il s’agisse des antibiotiques à répétition dans l’enfance ou des antibiotiques que nous ingérons par la viande. Ces modifications de notre écosystème bactérien vont peut-être délivrer la clé de l’explication de l’augmentation de l’anxiété et de la dépression dans la population générale des pays occidentaux.

J’aime à rappeler une histoire célèbre qui a changé la vie de millions de patients. Deux médecins australiens, les Drs Warren et Marshall, étaient convaincus de l’origine infectieuse de l’ulcère de l’estomac. Personne d’autre n’y croyait, car les scientifiques pensaient qu’aucune bactérie ne pouvait se développer dans un milieu aussi acide que celui de l’estomac. À la suite d’un week-end prolongé, et après des problèmes de maintenance dus à une épidémie de staphylocoques, les médecins ont trouvé des bactéries hélicoïdales dans leurs cultures de liquide gastrique. Ils ont voulu publier un article dans lequel ils annonçaient qu’ils avaient découvert la bactérie responsable de l’ulcère. Le phénomène semblait si incroyable qu’aucune revue n’a accepté de publier leurs résultats. 

Il a fallu que le Dr Miller s’inocule le germe, développe en une semaine des signes de gastrite et se traite par antibiotiques, pour apporter la preuve de l’origine infectieuse de la pathologie. Jusqu’en 1985, les personnes qui avaient un ulcère étaient considérées comme des personnes anxieuses, et le traitement reposait essentiellement sur la psychothérapie du stress. Aujourd’hui, les antibiotiques sont le traitement de référence de l’ulcère, et la découverte des deux médecins leur a valu le prix Nobel de médecine en 2005. 

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