Pendant un certain temps, Elon Musk est apparu comme un outsider, un exemple inhabituel de la Silicon Valley. Cette image était due au fait que sa vision de l’avenir était plus grande que le simple développement d’un produit à l’échelle du monde, comme le Facebook de Mark Zuckerberg, ou maintenant, le Métavers. Elon Musk est avant tout l’homme de SpaceX, de la construction de tunnels et des voitures rapides. Son objectif n’est autre que la planète Mars.

En réalité, Elon Musk s’est révélé être, au fil du temps, assez prototypique : un type intelligent qui pense que le monde n’a rien à lui apprendre, que la « disruption » est toujours positive et que le génie l’emporte à tous les coups. Les milliardaires de la Silicon Valley sont des êtres solitaires, certes, mais qui le sont tous exactement de la même manière. Rien n’est plus typique chez eux que de se considérer comme des dissidents, comme différents des autres. Ils aiment se voir comme Superman, Wolverine ou John Galt, le personnage des romans d’Ayn Rand, une femme dont la pensée a fortement imprégné la Silicon Valley et qui, sans aucun doute, a forgé l’esprit d’Elon Musk.

La romancière Ayn Rand a forgé l’esprit d’Elon Musk

Cette écrivaine originaire de l’Union soviétique a immigré à Hollywood à la fin des années 1920. Elle s’est rendue célèbre en publiant deux gigantesques volumes, La Source vive (1943) et La Grève (1957). Ces romans sont en fait des traités théoriques sur ce qu’elle appelait l’« objectivisme », une sorte d’anarchisme de droite. Ayn Rand a propagé ce que l’on pourrait appeler la lutte des classes par le haut, l’idée que les riches, les créateurs de valeur dans la société, les capitaines d’industrie, les chefs d’entreprise, qui sont, dans son esprit, les gens réellement capables de faire bouger les choses, sont asservis par les travailleurs, par les syndicats et par le gouvernement. Elle les encourage à se débarrasser de leurs chaînes, à se mettre en grève. Si l’on devait résumer la théorie d’Ayn Rand, on pourrait dire qu’elle est le fruit de la rencontre entre le Friedrich Nietzsche de Généalogie de la morale et un Karl Marx qui serait tombé sur la tête, se retrouvant sens dessus dessous.

Le travail d’Ayn Rand n’a jamais été pris au sérieux en tant que philosophie, ni même en tant que littérature. Elle a néanmoins attiré un certain type d’individus, généralement des hommes, travaillant dans le milieu de la finance et désormais dans celui de la tech. Cette pensée a inondé la Silicon Valley. On la retrouve dans le vocabulaire employé, dans la recherche d’une certaine indépendance, dans le sentiment de savoir mieux, dans le désir de disruption et dans l’expression d’une forme de génie. Elon Musk maîtrise tout cela probablement beaucoup mieux que les autres. Il a quelque chose de l’homme idéal qu’elle dépeint dans ses romans : il crée de la valeur et des entreprises comme un artiste crée une œuvre d’art.

Si j’étais cynique, je dirais que les racines philosophiques d’Elon Musk sont scandaleusement superficielles. Il ne comprend par exemple rien à la liberté d’expression, qui est un domaine à la fois passionnant et épineux de la loi américaine. Alors que des gens très intelligents chez Twitter, chez Facebook ou au ministère de la Justice essaient encore à l’heure actuelle de s’y retrouver, Elon Musk pense pouvoir trancher en disant que « tout ce qui n’est pas illégal devrait pouvoir être dit sur Twitter ». Je dirais donc, pour être plus précis, que ses racines philosophiques n’en sont pas réellement. Ce sont plutôt des habitudes d’esprit qui lui semblent pertinentes, à tort. Ce en quoi Elon Musk croit profondément, c’est que les solutions simples élaborées par des génies sont meilleures que les solutions complexes élaborées par des professionnels. Et c’est cela qu’il a voulu démontrer lorsqu’en 2018, il a cherché à discréditer des spéléologues en proposant d’envoyer un robot pour sauver des enfants coincés dans une grotte en Thaïlande. Cet épisode représente l’état d’esprit de la Silicon Valley par excellence.

Il partage cette vision avec Donald Trump. La question de savoir si Elon Musk laisserait l’ancien président républicain revenir sur Twitter est d’ailleurs en ce sens hors sujet. Elon Musk est Donald Trump sur Twitter. Tous deux l’utilisent de la même manière, affirmant qu’ils changeront le monde de telle ou telle manière, sans qu’il soit jamais certain qu’ils le fassent réellement. Elon Musk est un troll en passe de prendre le contrôle de l’usine à trolls. Et ce troll est le plus riche du monde.

Musk se distingue néanmoins de l’homme idéal d’Ayn Rand par un aspect : sa manière d’incarner la masculinité. Ayn Rand est une créature des années 1950 et sa vision de l’homme est empreinte de sexisme. On ne peut pas dire qu’Elon Musk fasse preuve de machisme. Pire : sa propension, comme d’autres milliardaires de la Silicon Valley d’aujourd’hui, à se sentir persécuté, à se présenter en victime, va à l’encontre de l’idéal de masculinité d’Ayn Rand. Il est étonnant d’ailleurs de constater que ces milliardaires sont étrangement dépendants des regards extérieurs et sont à la recherche d’un certain type d’approbation. Beaucoup d’entre eux sont vraiment sensibles aux attaques qui leur sont adressées. Peter Thiel, autre grande figure de la région, est un très bon exemple. Lorsque le blog Gawker a dévoilé son homosexualité, Thiel s’est senti brimé et a riposté lourdement. Il est probable qu’en envisageant de racheter Twitter, Elon Musk ait également cherché à se venger du fait d’avoir été épinglé par la Securities and Exchange Commission pour délit d’initié sur Twitter. À ses yeux, l’homme le plus riche du monde ne devrait pas se faire taper sur les doigts.

Les raisons du potentiel rachat de Twitter par Musk restent mystérieuses. On pourrait imaginer qu’il veuille se servir de cette plateforme comme d’une base d’expérimentation, sans enjeu financier. Mais il pourrait tout autant utiliser sa propre plateforme pour commettre de multiples fraudes grâce à la technique du pump and dump qui consiste à manipuler le marché par des déclarations mensongères en vue de réaliser une plus-value. C’est une possibilité. Un autre point à garder en tête : Elon Musk et Peter Thiel semblent partager l’envie de créer des structures qui échappent à la souveraineté des États. Peter Thiel, qu’Elon Musk aurait appelé juste avant de faire son offre, est célèbre pour avoir voulu mettre au point des îles artificielles et flottantes, qu’il appelle des systèmes, uniquement régies par les principes libertariens et non redevables des gouvernements nationaux. Je pense que, dans une certaine mesure, Elon Musk conçoit Mars de la même manière. Qu’il finisse par s’y rendre ou pas, ce projet dévoile sa vision pour l’avenir. Par ailleurs, que se passera-t-il si l’homme le plus riche du monde n’a plus de comptes à rendre à aucun État souverain et qu’il se contente de vivre d’étranges escroqueries ? C’est une question effrayante.  

 

Conversation avec MANON PAULIC

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