Comment expliquer le souhait d’Elon Musk d’acheter Twitter, un réseau social, lui dont les activités étaient jusque-là essentiellement industrielles ?

On peut imaginer qu’Elon Musk, comme Google, Apple ou d’autres, veuille se créer une sorte d’écosystème qui contiendrait non seulement ses produits et projets technologiques, mais aussi un espace de marketing, et donc la possibilité de faciliter la communication avec les éventuels actionnaires, acheteurs, etc. En particulier lorsque l’on vend, autant que des produits finis, des rêves de science-fiction, il s’agit de cultiver son audience, pour lever des fonds, pour trouver des gens enclins à « parier » sur l’innovation technologique.

Il ne faut pas, non plus, négliger l’hypothèse de la démonstration de « force », susceptible de renforcer son crédit auprès d’actionnaires potentiels. En montrant qu’il est « au-dessus » du souci de rentabilité, Musk envoie un message : grâce à son argent, à son succès, il peut tout. Cette confiance en soi est en elle-même un puissant attracteur de crédits. Je ne sais pas laquelle de ces motivations prime, mais, à mon avis, la question de sa motivation est moins importante que celle de savoir ce que ce rachat rendrait possible.

Faut-il le croire quand il dit vouloir promouvoir la liberté d’expression ?

Fétichistes du premier amendement de la Constitution américaine interdisant au législateur d’interférer, pour quelque raison que ce soit, avec la liberté d’expression des citoyens, les libertariens interprètent comme de la « censure » tout type d’interférence avec la liberté d’expression, quelles qu’en soient les conséquences pour l’intérêt public ou pour autrui. La « promesse » d’Elon Musk d’atténuer très fortement la modération des contenus (aussi irréaliste soit-elle) ne doit pourtant pas faire oublier que, dans le même esprit libertarien, Musk se ménagerait, en tant que « propriétaire » de Twitter, le pouvoir exorbitant de modifier à sa guise les conditions générales d’utilisation, ainsi que les algorithmes, c’est-à-dire les « règles » de modulation de la visibilité, de la viralité, de l’audience relative des « paroles publiques » sur le réseau… En prenant le contrôle de Twitter, il s’arrogerait la possibilité de façonner à sa meilleure convenance l’infrastructure de cet espace médiatique.

« Musk envoie un message : grâce à son argent, à son succès, il peut tout »

D’après ses déclarations, Musk souhaite faire de Twitter la plateforme sur laquelle, où que l’on soit dans le monde, on pourrait jouir d’une pleine liberté d’expression. Mais ces déclarations révèlent une conception incroyablement superficielle du rapport entre liberté d’expression et démocratie. Lorsque la liberté des uns n’est limitée par rien, pas même celle des autres, n’importe quel « influenceur » ou n’importe quel « troll » peut intimider et invisibiliser plus sûrement que la censure les personnes et opinions des groupes marginalisés.

Pourquoi vouloir racheter Twitter, un réseau qui compte nettement moins d’abonnés que Facebook, TikTok ou Instagram ?

Twitter, c’est le réseau privilégié des politiques et des gens de presse. Le réseau de la punchline en 280 caractères est devenu de facto un canal incontournable de la participation au débat public. C’est un lieu de mobilisation d’audience-relais tout à fait privilégié – on a vu, avec Donald Trump, à quel point Twitter peut devenir un outil de recrutement de suiveurs très important. En réalité, chaque réseau social a sa propre acoustique, avec des algorithmes différents, qui visent à susciter des types d’engagements très différents. Pouvoir détenir et définir les algorithmes de Twitter, le réseau des cercles d’influence politique, est à cet égard tout à fait stratégique.

Est-il inquiétant que l’homme le plus riche du monde puisse détenir un tel pouvoir ?

Ce serait évidemment problématique. Il est probable que Musk pense sincèrement « faire le bien » en prétendant offrir aux peuples du monde un « espace de liberté d’expression ». Mais, lorsqu’il annonce vouloir « authentifier les êtres humains » utilisateurs de Twitter, si par « authentifier » il entend « lever l’anonymat », alors il promet de mettre gravement en danger tous les dissidents, les militants des droits de l’homme, les opposants à certains régimes dictatoriaux pour qui l’anonymat est une condition de survie.

Il promet en outre de respecter les lois des pays dans lesquels Twitter est accessible, et nous sommes bien aises, en Europe, qu’il veuille respecter notre nouveau Digital Services Act (notamment les obligations en matière de modération). Mais, s’il respectait une loi imposant la communication des informations permettant d’identifier et de localiser des opposants politiques au Myanmar, ou bien des militants de la cause féministe en Arabie saoudite, en échange, éventuellement, de débouchés industriels ou commerciaux pour les produits signés Elon Musk, nous trouverions cela nettement moins vertueux.

Quel usage pourrait faire Elon Musk des données glanées grâce à Twitter ?

Il pourrait les utiliser pour entraîner des intelligences artificielles, et donc acquérir un avantage certain dans la course à l’IA, mais il pourrait aussi en profiter pour produire (et vendre) des analyses psychographiques des utilisateurs de Twitter. Les « traces » de nos interactions sur les réseaux – surtout dans la mesure où elles permettent de détecter la probabilité que nous correspondions à des « modèles comportementaux », des profils établis par la détection de corrélations au sein de quantités massives de données – en disent beaucoup plus long que nous ne serions prêts à en dire sur nos opinions politiques, nos croyances religieuses, notre état de santé mental, nos propensions à nous laisser influencer, nos angoisses et, dès lors, notre tendance à réagir de telle ou telle manière lorsque nous sommes exposés à tel ou tel type de « signal » (message) ou de « stimuli ». Le microciblage du marketing commercial ou électoral se fonde sur ce comportementalisme numérique. Les risques de manipulation sont donc importants.

L’acquisition de Twitter traduit-elle un projet politique chez Musk ?

À ce stade, la réponse relève de la spéculation. Elon Musk vit dans une relative abstraction par rapport au reste du monde. Ce n’est pas du déni, c’est plutôt une ignorance totale des circonstances dans lesquelles vivent une bonne partie des utilisateurs de Twitter. Alors est-ce un projet politique ? On peut imaginer que Musk a des sympathies plutôt pro-républicaines : il vient de « réhabiliter » Trump sur Twitter et, depuis l’annonce de sa prise de contrôle du réseau social, certaines personnalités politiques plutôt « de droite » extrême ont vu s’envoler le nombre de leurs followers… Mais je pense qu’il s’agit pour lui surtout d’un projet anti-institutionnel, libertarien, une sorte de résurgence de l’idéal cyberpunk des années 1990, ou d’un monde « virtuel » imperméable à toute norme, à toute autorité du monde physique… À part celle de Musk lui-même, bien entendu.

Qu’espère-t-il gagner dans cet univers ?

Il cherche de l’attention, certainement, comme la plupart des utilisateurs des réseaux sociaux. La démocratisation formelle de l’accès à la parole publique induit un tsunami d’informations. Le problème n’est pas la rareté de l’information, mais son excès. Dès lors, les réseaux sociaux ne fonctionnent pas tant comme des marchés de l’information que comme des marchés de l’attention. L’enjeu n’est pas de trouver de l’information, mais de trouver une audience, c’est-à-dire du crédit, ou de la notoriété. Peu importe ce que l’on raconte sur les réseaux sociaux, que cela soit vrai ou faux, légitime ou pas, sincère ou non, l’enjeu est tout simplement d’accumuler le plus grand nombre possible de « réactions », de « retweets », de manière à gagner en influence, au point si possible d’occuper un « nœud » dans le maillage du réseau. Les personnes qui occupent ces « nœuds » ne sont certainement pas celles que l’on appelle aujourd’hui les « sachants » (avec toute la charge péjorative accompagnant le terme, qui consacre le discrédit de la parole des scientifiques), mais les « puissants » : non seulement l’audience dispense de toute épreuve de véridiction, mais ceux qui ont la possibilité de manipuler les algorithmes de manière à distribuer la « viralité », ceux que la chercheuse McKenzie Wark appelle la « classe vectorialiste », sont véritablement « au-dessus » de tous les autres.

« On peut se battre contre les idées ; il est très difficile de se battre contre une architecture algorithmique »

Il s’agit d’une nouvelle classe d’individus qui ne sont pas des politiciens, mais plutôt des industriels, qui détiennent la propriété intellectuelle des algorithmes, et qui dès lors peuvent structurer l’architecture des espaces publics ou des espaces publics-privés de circulation de l’information. C’est  que se trouve le pouvoir. Donc ce n’est pas vraiment une question de contenu ni d’« idéologie », si par idéologie on entend l’ambition de « modeler » le monde social pour le rendre conforme à une idée, à une vision du monde. On est plutôt dans un univers sur lequel règne la logistique, l’infrastructure des systèmes, l’architecture des espaces médiatiques. C’est pour cela que je ne parlerais pas d’un projet politique de Musk. En revanche, il pourrait imposer une architecture qui va coder nos usages, et les dynamiques de circulation et de renforcement des « mots d’ordre ». Alors que l’on peut se battre contre les idées, il est très difficile de se battre contre une architecture algorithmique…

Cette potentielle prise de pouvoir de Musk doit-elle encourager une réflexion sur la gouvernance de ces espaces numériques ?

Je pense que nous avons besoin d’un « moment constitutionnel », impliquant les « gros acteurs » du numérique en plus des citoyens et des États. De fait, certaines plateformes ont aujourd’hui acquis un pouvoir exorbitant de configuration de la vie économique, sociale, civile et politique partout dans le monde. Il y aurait urgence à ce qu’elles s’autolimitent dans un texte de portée mondiale qui les engage dans le temps à l’égard des populations qu’elles affectent. Le Digital Services Act et le Digital Market Act en Europe représentent un progrès important en matière de gouvernance, mais si les plateformes pouvaient « constitutionnellement » s’engager dans le cadre d’un texte à respecter et à faire en sorte de promouvoir les droits et libertés fondamentaux, plutôt que de se présenter comme des espaces soustraits au droit par défaut et marginalement contraints par les droits nationaux ou régionaux, ce serait encore mieux. Cela empêcherait par exemple un homme d’affaires à la tête d’un réseau social de portée mondiale d’accéder aux exigences de certains dictateurs en échange de conditions favorables au déploiement de son activité économique et commerciale dans les pays concernés.

Par ailleurs, il nous faut aussi identifier pourquoi nous nous sommes précipités sur les réseaux sociaux, plutôt que de faire vivre les « places publiques » du monde physique, celles-là mêmes sur lesquelles nos paroles nous engagent physiquement. Où parler, c’est contribuer à faire advenir le « commun ». 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

Vous avez aimé ? Partagez-le !