Deux heures et demie après nos débuts, Musk posa ses mains sur la table comme pour se lever puis, interrompant son geste, me fixa dans les yeux et lâcha cette question stupéfiante : « Vous me prenez pour un dingue ? » Désarçonné, je restai un instant sans voix tandis que toutes mes synapses en alerte se demandaient si c’était une devinette et comment y répondre habilement. Il me faudrait passer beaucoup de temps avec Musk avant de comprendre que la question ne s’adressait pas tant à moi qu’à lui-même. Rien de ce que j’aurais pu dire n’aurait eu d’importance. Musk s’arrêta une dernière fois pour me demander à haute voix s’il pouvait avoir confiance en moi, en me fixant dans les yeux pour se faire une idée. Une demi-seconde et une poignée de main plus tard, il s’en allait au volant d’une Tesla Model S rouge.

Toute enquête sur Elon Musk commence nécessairement au siège de SpaceX à Hawthorne, en Californie, dans la banlieue de Los Angeles, non loin de l’aéroport international. Deux images géantes de Mars y sont affichées avant son étroit bureau. Celle de gauche montre la planète telle qu’elle est aujourd’hui – une sphère rouge, froide et stérile. Celle de droite représente Mars couvert d’un énorme tapis végétal entouré d’océans. La planète a été réchauffée et transformée pour accueillir des humains. Musk compte bien en arriver là. Transformer les humains en colons de l’espace, tel est explicitement le but de sa vie. « J’aimerais mourir en me disant que l’humanité a un bel avenir devant elle », assure-t-il. « Si nous pouvions découvrir une énergie durable et commencer à nous transformer en une espèce multi-planétaire avec une civilisation autonome sur une autre planète – pour échapper au scénario du pire et à l’extinction de la conscience humaine – alors… » – là, une petite pause – « je trouve que ce serait vraiment bien. »

Achetez une Tesla. Oubliez pour un temps que vous bousillez la planète

Si les actes et les propos d’Elon Musk paraissent parfois absurdes, c’est que, à un certain niveau, ils le sont vraiment. Ce jour-là, par exemple, sa secrétaire venait de lui apporter une glace crème-cookies saupoudrée de paillettes, et voilà qu’il parlait sérieusement de sauver l’humanité avec un restant de dessert au bord des lèvres.

Son goût pour les choses impossibles a fait de Musk une divinité de la Silicon Valley. Ses collègues patrons, tel Larry Page, y parlent de lui avec une crainte respectueuse, et les créateurs d’entreprise en herbe s’échinent à « faire comme Elon » tout comme ils tentaient autrefois de « faire comme Steve Jobs ». Mais la Silicon Valley vit dans une réalité quelque peu déformée ; hors des confins de son fantasme partagé, le personnage de Musk s’avère souvent bien plus clivant. Il est le type qui vend de faux espoirs avec ses automobiles électriques, ses panneaux solaires et ses fusées. Oubliez Steve Jobs. Musk est un nouveau P.T. Barnum façon science-fiction qui a fait fortune en jouant sur la haine de soi-même et les phobies de ses contemporains. Achetez une Tesla. Oubliez pour un temps que vous bousillez la planète.

Les cyniques dans mon genre ne pouvaient plus ignorer ce que Musk était en train de faire

J’ai longtemps appartenu à ce camp-là. Musk était à mes yeux un rêveur bien intentionné, encarté au club des techno-utopistes de la Silicon Valley, ce mélange de zélotes d’Ayn Rand et d’ingénieurs intégristes qui prétendent avoir réponse à tout avec leur vision du monde hyperlogique. Qu’on les laisse faire et ils résoudront tous nos problèmes. Un jour, dans pas longtemps, nous pourrons télécharger notre cerveau vers un ordinateur dont nous laisserons tranquillement les algorithmes faire le boulot. Leur ambition est plutôt stimulante et leurs travaux sont utiles. Mais leurs banalités et leur baratin finissent par lasser. Plus déconcertant est leur message sous-jacent : les êtres humains sont défectueux, notre humanité est un fardeau inutile qu’il faut savoir gérer. Dans les réunions de la Silicon Valley, les discours ampoulés de Musk paraissaient souvent sortis tout droit du manuel du techno-utopiste. Et, plus ennuyeux, ses entreprises censées sauver le monde semblaient plutôt mal parties.

Pourtant, au premier semestre 2012, les cyniques dans mon genre ne pouvaient plus ignorer ce que Musk était en train de faire. En dépit des critiques, ses entreprises remportaient des succès inédits. SpaceX envoyait une capsule de ravitaillement vers la station spatiale internationale et la ramenait sur Terre sans encombre. Tesla Motors lançait la Model S, magnifique berline tout électrique qui coupait le souffle à l’industrie automobile et laissait Detroit sans voix. Ces deux réussites ont porté Musk à des sommets rarement atteints par les titans des affaires. Seul Steve Jobs pouvait revendiquer des succès analogues dans deux industries aussi différentes, présentant la même année un nouveau produit Apple et un dessin animé Pixar. Or Musk ne s’en tenait pas là. Il était aussi le président et le principal actionnaire de SolarCity, une compagnie d’électricité solaire en plein essor qui s’apprêtait à entrer en Bourse. Il s’était débrouillé pour réaliser, dans un seul mouvement semblait-il, les plus grands progrès enregistrés en une décennie par l’industrie spatiale, l’automobile et la production d’énergie. 

Elon Musk, Tesla, PayPal, SpaceX : l’entrepreneur qui va changer le monde, Eyrolles, 2017 (nouv. éd.)

© Ashlee Vance, 2015 © Groupe Eyrolles, 2016, pour la traduction française de Michelle Séac’h

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