Elon Musk alerte régulièrement sur les menaces que peuvent faire porter les prochaines générations d’intelligences artificielles sur nos libertés fondamentales, voire sur la pérennité de l’espèce humaine. On se souvient de la lettre cosignée avec Stephen Hawking en 2015 qui soulignait ces dangers, mais aussi les opportunités de l’intelligence artificielle bien faite. « Nous devons veiller à ce que l’avènement de l’IA se fasse en symbiose avec l’humanité, car c’est la plus grande crise existentielle à laquelle nous devons faire face », déclarait-il encore en 2018, jugeant même le péril « plus grave que celui des armes nucléaires ». Sauf qu’Elon Musk développe lui-même ce type de technologies au sein de ses nombreuses aventures entrepreneuriales comme Tesla, SpaceX ou encore Neuralink, et qu’il ne donne guère d’éléments sur la façon d’atteindre le paradigme qu’il défend. On peut y voir une incohérence, pire une hypocrisie. Une sorte de paradoxe muskien.

Rappelons que l’intelligence artificielle est un système fonctionnant sur un ou plusieurs algorithmes qui ont été construits et tournent sur des jeux de données, parfois à caractère personnel. Or, depuis quelques années, les actualités technologiques sont rythmées par les scandales algorithmiques qui se répètent et se ressemblent, laissant peu de place aux récits sur les bénéfices des conceptions innovantes. Une discrimination technologique sur la base du genre, de l’âge ou encore de l’ethnicité, une fuite de données personnelles ou un usage illégal à des fins de manipulation d’opinion est souvent suivi d’une politique du « oups ! » de la part des propriétaires de ces outils. Chaque incident se traduit par des déclarations officielles en forme de « oups », synonyme en réalité d’une demande de pardon désengagée, qui affirme que l’erreur ne se reproduira plus. Mais, faute de stratégie méthodique pour y arriver, et faute de partager avec la sphère publique les causes de l’incident, ce « oups ! » reste vain. D’une certaine manière, l’attitude d’Elon Musk renforce ce comportement et dessine son paradoxe.

La transparence est fondamentale, mais elle commence par celle des intentions de chacun

Le potentiel acquéreur de Twitter déclare à qui veut l’entendre qu’il souhaite rendre public l’algorithme du réseau à l’oiseau bleu. Comme si la transparence – mais laquelle ? – était l’unique solution, suffisante et nécessaire. Or, ceux qui développent ces outils le savent bien, il n’y a pas un mais plusieurs algorithmes, et la publication du code source présente des limites, puisqu’elle ne garantit ni la compréhension du fonctionnement de l’algorithme, ni la détection des biais algorithmiques à l’origine des discriminations technologiques, et encore moins la connaissance des choix arbitraires effectués par les concepteurs. Pour être cohérent, Elon Musk devrait détailler son ambition en précisant clairement les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir, tout comme les bonnes pratiques de développement et de tests des algorithmes. Et par la même occasion s’exposer à une contestation de ses pairs sur le fond.

Force est de reconnaître qu’appliquer des moyens efficaces et pertinents imposerait à beaucoup d’acteurs – en particulier aux propriétaires de réseaux sociaux, dont pourrait bientôt faire partie Elon Musk – de revoir leur modèle de revenus, aujourd’hui fondé sur une consommation massive et accélérée de leurs contenus. Et les enjeux économiques sont tellement gigantesques que le moindre déplacement raisonnable sur l’échiquier est effrayant pour ces protagonistes au pouvoir pantagruélique. Une chose est sûre : l’intelligence artificielle peut faire de belles choses dans un grand nombre de domaines, mais, pour éviter les menaces, il faut de bonnes régulations, de bons acteurs technologiques aux bonnes pratiques et de bons utilisateurs éclairés, et non éblouis, par les mécanismes de ces technologies. La transparence est fondamentale, mais elle commence par celle des intentions de chacun… Ainsi seulement le paradoxe muskien disparaîtra. 

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