Il est impossible de comprendre le personnage d’Elon Musk sans voir en lui à la fois le produit et l’initiateur d’imaginaires de science-fiction. S’il fascine, ce n’est pas seulement par les ambitions et projets qu’il aurait réussi à réaliser : c’est aussi parce que son personnage joue avec ces imaginaires et entre en résonance avec eux. Son rapport à la science-fiction s’apparente à celui d’un fan, qui en a tiré une large part de ses représentations du monde et, peut-être surtout, du destin à donner à l’humanité – voire semble souvent tenté de les faire passer dans la réalité…

Nombre d’éléments dans la biographie et les projets d’Elon Musk le font presque ressembler lui-même à un personnage sorti d’une œuvre de science-fiction et de la longue lignée fictionnelle des chefs d’entreprises mégalomanes. La comparaison vient facilement avec Tony Stark, industriel, homme d’affaires fantasque et inventeur génial qui, dans le comics Iron Man, les films et autres productions dérivées, devient super-héros grâce à l’armure qu’il a créée et qui lui permet de décupler ses forces, de voler à grande vitesse, d’intégrer des systèmes d’armement, et ainsi d’affronter tous les dangers pour les causes apparemment les plus nobles. Comme un clin d’œil ironique, Elon Musk fait même une courte apparition dans Iron Man 2 (2010), en serrant rapidement la main du héros dans un restaurant, et certaines scènes du film ont été tournées au siège de sa société SpaceX.

Comme un clin d’œil ironique, Musk fait une courte apparition dans Iron Man 2

Dans son rapport au monde et sa manière de chercher à le plier à ses désirs, il pourrait être rapproché d’autres figures d’entrepreneurs innovants devenus multimilliardaires et à l’orgueil démesuré, un trope maintenant classique de la science-fiction : Eldon Tyrell dans Blade Runner (1982), Peter Weyland dans la série Alien (Prometheus en 2012 et Alien : Covenant en 2017), Nathan Bateman dans Ex Machina (2014), etc. En littérature, il fait penser à Manfred Macx, le pourvoyeur en idées high-tech que l’écrivain britannique Charles Stross met en scène dans son roman Accelerando (2005) et qui, parfois pragmatique et plus souvent idéaliste, les vend ou les donne en fonction des usages qu’elles lui paraissent mériter. De fait, Elon Musk présente presque son business comme un acte de philanthropie.

L’entrepreneur semble avoir avancé dans la vie, et de manière très visible dans sa vie professionnelle, comme s’il était en plein dans ce que l’universitaire et critique Istvan Csicsery-Ronay Jr. a appelé une « science-fictionnalité », une manière de penser dans laquelle ce qu’on appréhende du monde prend les aspects d’une œuvre de science-fiction. Elon Musk est le symbole d’une époque où fiction et réalité paraissent souvent s’interpénétrer. Il est comme la figure de proue d’un technocapitalisme abreuvé de fictions futuristes et prêt à quitter son berceau terrestre pour aller chercher ailleurs d’autres sources d’accumulation de richesses. Ce brouillage contribue aussi à l’aura de l’individu. Avec lui, l’héroïsation fonctionne à plein régime. Ses projets sont une transposition de l’imaginaire qu’il a absorbé. Un peu comme un adolescent qui aurait l’opportunité de réaliser ce qui l’a fait rêver : le voyage spatial et la colonisation de Mars. Jusqu’à l’ambition quasi démiurgique d’amener la vie humaine là où elle n’est pas encore. La différence, c’est qu’il a maintenant l’argent pour essayer de concrétiser ses rêves et ses lectures d’adolescent. Les technologies développées par SpaceX, la société qu’il a fondée pour commercialiser des lanceurs spatiaux, ne sont que des étapes vers ce vaste but. Son souhait et son ambition répétés sont de contribuer à « faire des humains une espèce multiplanétaire ». Si l’on suit les principaux arguments, grâce à cette dissémination, la disparition de la Terre ne signifierait pas la fin de l’humanité, laquelle est selon lui vouée à diffuser sa forme de conscience au-delà du globe.

Ses projets sont une transposition de l’imaginaire qu’il a absorbé

Loin de considérer avec dédain la littérature de SF, Elon Musk en est un lecteur revendiqué, qui affiche ses inspirations. Il cite Le Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, 1979) de Douglas Adams comme son livre favori lorsqu’il était enfant, au point d’en avoir gardé ce qu’il présente comme une sorte de principe philosophique pour l’existence : d’abord se concentrer sur les questions – si possible les grandes – plutôt que sur les réponses, et ensuite s’attaquer à ces questions en profondeur. Il dit avoir apprécié la série Fondation d’Isaac Asimov (publiée entre 1942 et 1993 et dont un exemplaire a été envoyé en orbite en 2018 dans un cristal de quartz, en même temps qu’un roadster de sa marque Tesla), les œuvres de Robert Heinlein, notamment En terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961) et Révolte sur la Lune (The Moon Is a Harsh Mistress, 1966).

À bien y regarder, Elon Musk effectue une utilisation sélective des œuvres de science-fiction, et certains emprunts se rapprochent du détournement. Dans ce qui est présenté comme un hommage, les barges autonomes utilisées par SpaceX pour récupérer les éléments de ses fusées ont des noms empruntés aux vaisseaux spatiaux des romans d’Iain M. Banks situés dans l’univers de la Culture. Le fondateur de SpaceX affirmait en juin 2018 sur Twitter : « Si vous voulez savoir, je suis un anarchiste utopique du genre le mieux décrit par Iain Banks. » Iain M. Banks, écrivain écossais mort en 2013, aurait probablement été surpris. La Culture – la vaste civilisation galactique qu’il a imaginée – est certes technologiquement exubérante et anarchisante, mais elle est très loin des orientations libertariennes d’Elon Musk, puisque la propriété et l’accumulation de richesses ont disparu. De surcroît, les intelligences artificielles y jouent un rôle central : elles en sont presque l’infrastructure pensante. Par contraste, Elon Musk affirme régulièrement que l’intelligence artificielle représente un « risque existentiel » pour l’humanité et, pour cette raison, a même donné des sommes importantes visant à augmenter la sécurité des développements en la matière. C’est le paradoxe d’un homme qui s’inquiète des avancées de l’intelligence artificielle, mais crée une entreprise, Neuralink, cherchant à interfacer cerveaux et équipements informatiques.

De la science-fiction, il reprend le potentiel d’évasion et d’enchantement, mais délaisse d’autres aspects, les anxiétés, voire la dimension critique dont elle est aussi porteuse. Les projets de Neuralink font-ils forcément rêver avec leurs implants cérébraux permettant de communiquer directement par la pensée avec des ordinateurs ? N’importe quel lecteur ou lectrice de cyberpunk verra rapidement les risques d’intrusion par des hackers aux intentions douteuses.

La dissolution de la réalité dans la spéculation peut-elle être poussée encore plus loin ? À certains égards, oui, car Elon Musk adhère aussi à l’hypothèse selon laquelle nous vivrions dans l’équivalent d’une simulation informatique. Selon cet argument auquel le philosophe Nick Bostrom a donné un halo de sérieux dépassant le jeu spéculatif, le monde ne serait qu’une construction virtuelle, élaborée pour qu’elle paraisse réelle aux entités qui en sont les hôtes. Elon Musk est d’ailleurs un amateur de jeux vidéo et, logiquement, ses préférés se révèlent être à connotations futuristes. Il a adoré Cyberpunk 2077, récent jeu à l’ambiance sombre et dystopique, qui n’est pourtant pas loin de représenter le type de société que des idées comme les siennes pourraient produire : une société dérégulée, livrée à l’appétit des multinationales, contribuant à soumettre les corps aux transformations et incorporations technologiques les plus diverses.

Devant tous ces récits produits par et sur le personnage, la circonspection est bienvenue pour éviter de tomber dans la mythification. Les travaux sociologiques ont montré que les innovations ne sortent jamais toutes faites d’un esprit génial, mais résultent de processus collectifs entremêlés, dans lesquels justement les imaginaires jouent un rôle non négligeable. L’influence culturelle de la science-fiction se mesure aussi à sa capacité à acclimater certaines idées, visions ou représentations. Par la récurrence de certaines images, elle contribue à habituer les esprits à certaines possibilités. Par exemple, l’arrivée de robots humanoïdes –  comme ceux que la société Tesla a dorénavant dans son portefeuille de produits en développement (le « Tesla Bot »), avec la promesse d’éviter aux humains les activités fastidieuses. Ou encore la logique coloniale appliquée à l’espace et aux autres planètes… Avec ses projets, Musk aura de fait contribué à transformer l’espace autour de la Terre en zone commercialisable. Y compris dans l’orbite terrestre, avec Starlink et sa constellation de satellites de télécommunication, il pourra se vanter d’avoir laissé une trace. Pour le bien de l’humanité, comme il le prétend ? À condition que l’utopie (hyper)technologique ne tourne pas en dystopie. Voilà probablement tout un pan de la science-fiction qu’Elon Musk a encore à explorer… 

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