Il est partout, collé sur toutes les bouches. En tissu ou en polypropylène (une matière plastique), le masque s’est brusquement invité dans le quotidien des Français, qui, rapidement, ont fait leur cet objet étranger qu’ils percevaient pourtant négativement. « Le masque, dans l’imaginaire, est porté par les brigands », rappelle Franck Cochoy, sociologue qui, depuis le début de la pandémie de Covid-19, s’intéresse au rôle du masque dans les relations sociales à travers une enquête en deux volets, lancée avec des confrères de l’université de Toulouse-Jean-Jaurès, de l’université de Nice et de l’école Mines ParisTech.

 

Le chercheur rappelle que, dans un premier temps, le masque a suscité de fortes suspicions et de la jalousie, du fait de sa rareté : « On en manquait, on nous disait qu’ils étaient réservés à l’hôpital, et pourtant, on voyait des gens en porter dans la queue pour la boulangerie », résume-t-il. La présence du masque dans l’espace public s’est aussi rapidement avérée anxiogène, car révélatrice de la présence d’un virus que nous ne pouvions voir. Dans la presse, le masque fut parfois l’objet de tribunes offensives : il est inconfortable, incommode, il efface les sourires, romprait même le lien social.

 

Au contraire, oppose Franck Cochoy : « Notre enquête montre que le masque s’est vite retrouvé humanisé, faisant office de lien en période de distanciation sociale. Les masques faits maison ont suscité un réel enthousiasme. Les gens étaient extrêmement fiers d’avoir ressorti leur machine à coudre. » Souvent, la couture est allée de pair avec le don : « Ils cousaient des masques pour les donner aux vendeurs des magasins, ils en déposaient dans les pharmacies pour qu’ils puissent être distribués aux personnes fragiles. Cet élan d’humanité était tout à fait inattendu. » Et il a fini par s’essouffler, avec l’arrivée des masques en tissu sur le marché.

 

Mi-juin, 71 % des Français déclaraient avoir porté « tout le temps » ou « souvent » un masque la semaine précédente, selon les derniers chiffres de l’institut de sondage Ipsos. Depuis avril, ce pourcentage a augmenté crescendo, malgré un relâchement général des gestes barrières au moment du déconfinement et de l’approche de l’été : « On observe une corrélation absolue entre le niveau d’inquiétude des Français et l’observance du port du masque, précise Brice Teinturier, directeur général délégué de l’institut. » Il en conclut que les Français croient majoritairement en son utilité en tant que protection efficace contre le coronavirus. Pour Franck Cochoy, cette acceptation globale du masque sans remise en cause majeure s’explique en grande partie par la pénurie dont il a fait l’objet en début de pandémie : puisqu’il était rare, le masque était désirable. Lorsque les Français cessent de le porter, c’est donc principalement pour des questions pratiques et rarement pour des raisons idéologiques : « C’est une particularité française, explique le sociologue. Pendant les premiers mois de la pandémie, le masque fut considéré en France uniquement comme un outil, jamais comme un symbole. Mais les choses sont en train de changer. »

« Cette acceptation du masque s’explique par la pénurie dont il a fait l’objet en début de pandémie »

Sur Internet, plusieurs milliers de Français militent désormais contre l’obligation du port du masque. Gabriel*, 32 ans, consultant en économie dans une grande institution française, a lancé une pétition en ligne, qui réunit plus de 17 000 signataires. Comme d’autres internautes, il dénonce une « dictature sanitaire » et invoque le droit au respect des libertés individuelles de chacun. « Je ne suis pas contre le port du masque et je le porte lorsque je suis en présence de personnes vulnérables, précise-t-il. En revanche, je suis contre le fait qu’on nous l’impose, qu’on nous empêche d’être responsables. » Puisqu’il refuse de se soumettre aux règles en vigueur qu’il juge « infantilisantes », Gabriel ne sort plus faire ses courses et assume désormais de commander sur Amazon et autres plateformes numériques qu’il boycottait auparavant.

 

Sur Facebook, nombre d’anti-masques se plaisent à faire état de leurs altercations avec des employés de supermarché les ayant invités à se couvrir le visage. « Depuis l’été, on constate une lassitude des clients qui portent de plus en plus souvent le masque sous le menton, ou sous le nez », constate Sylvain Macé, délégué syndical CFDT chez Carrefour. Les hôtes de caisse sont contraints de plus en plus régulièrement de rappeler à l’ordre des clients récalcitrants, parfois agressifs. Dans le commerce, « les fortes chaleurs sont toujours accompagnées d’une hausse de la violence, précise le syndicaliste, mais le masque a accru le phénomène ». Sylvain Macé réclame par ailleurs que soient accordées aux salariés « qui portent le masque jusqu’à sept heures par jour sans interruption » davantage de pauses qu’en temps habituel, pour pouvoir souffler. Il demande également que soient aménagées des « protections en plexiglas durables et adaptées », jugeant les installations mises en place dans l’urgence en début de pandémie « utiles » mais parfois « trop basses ou pas assez longues ».

« Le coût des mesures de protection des salariées s’élèverait à cent euros en moyenne, par mois et par personne »

À l’approche de la rentrée, les mesures de protection se renforcent et à la liste des lieux soumis au port du masque obligatoire – transports publics, cafés, restaurants, musées, magasins, etc. – s’ajoutent les établissements d’enseignement secondaire pour tous les adultes et les enfants de plus de 11 ans, ainsi que les entreprises. Jean-François Ferrando, président de la Confédération nationale des très petites entreprises, reproche au gouvernement cet « effet d’annonce ». « L’obligation du masque en entreprise ne change rien pour nous qui n’avons pas attendu septembre pour les porter », tempête-t-il. Rendre le masque obligatoire au travail « après avoir laissé les Français partir tranquillement en vacances » et se côtoyer équivaut, ajoute-t-il, « à stigmatiser les entreprises qui représentent seulement 24 % des foyers de contamination », selon les derniers chiffres de Santé publique France.

 

Les directives indiquent que la charge de fournir ses masques au salarié revient à l’employeur. D’après une estimation réalisée par la Confédération des petites et moyennes entreprises, le coût des mesures de protection des salariées s’élèverait à cent euros en moyenne, par mois et par personne. Un budget non négligeable pour un certain nombre d’entreprises déjà fragilisées par la crise. De plus, 57 % des entreprises avaient, au moment du déconfinement, rencontré des difficultés à se procurer le matériel de protection adéquat.

 

À Ivry-sur-Seine, en banlieue sud de Paris, le cabinet dentaire dans lequel travaille le Dr Nguyen est contraint de mettre la clé sous la porte. En cause, le poids économique que représentent les mesures barrières. Achat de masques – « L’État était censé nous fournir 24 masques par semaine, mais en pratique, il a été très difficile de se les procurer », explique-t-il –, achat de surblouses, de gants, de visières, de charlottes, de gel hydroalcoolique et, surtout, aération du cabinet plusieurs dizaines de minutes entre chaque patient, une mesure qui a contraint les professionnels de santé à réduire le nombre de leurs consultations quotidiennes. « En tant que médecins conventionnés, nous n’avons aucune marge de manœuvre sur la tarification de nos activités », explique le Dr Nguyen, qui applique le tarif de 23 euros la consultation classique. Or, « en respectant les protocoles sanitaires, le surcoût s’élève à un montant de 25 à 40 euros par patient, dit-il, 72 euros lorsque les soins projettent des aérosols. On voit mal comment on pourrait s’en sortir. » En septembre, il recevra sa lettre de licenciement économique et envisagera une reconversion, après dix années d’études et une longue carrière derrière lui.

« "Je suis contrainte d’enseigner la danse de couple à... des gens en solo !" »

Dans le milieu du sport, enfin, la rentrée prend des allures de casse-tête, notamment pour les centaines de milliers de Français pratiquant du sport en intérieur (judo, hand, basket...). La façon de s’entraîner risque d’être très durablement modifiée : port du masque obligatoire pour rentrer dans un gymnase, un dojo ou une salle de danse ; même chose au moment d’en sortir ; interdiction de se changer dans les vestiaires ; interdiction de prendre une douche sur place ; interdiction de croiser physiquement les pratiquants inscrits à d’autres créneaux horaires que le sien ; obligation d’avoir sa bouteille d’eau personnelle... Toutes ces restrictions doivent permettre de pratiquer son sport sans avoir à porter le masque.

 

Pour les professeurs de sport, cette nouvelle année scolaire ressemble à une belle pelote de nœuds. « Pour le judo, ça va être très compliqué, juge Raphaël Da Silva, 35 ans et professeur dans un club du Xe arrondissement de Paris. Je vais devoir organiser les entraînements différemment… Probablement en leur apprenant à faire des techniques dans le vide et en travaillant surtout les déplacements... » 

 

Même souci pour Lucie Jeanne-Pasquet, professeure de danse de couple à Paris et en Normandie. « Je suis contrainte d’enseigner la danse de couple à... des gens en solo ! » En clair, il s’agit de leur faire exécuter les pas de danse seuls comme s’ils avaient un partenaire entre les mains. « Il n’y a que pour des cours privés que le couple de danseurs est autorisé à se toucher. Et encore... à la condition qu’ils se côtoient dans le privé comme de futurs mariés préparant leur danse de mariage. » « Il y a quelque chose de contradictoire à autoriser la pratique sportive avec autant de contraintes », explique Raphaël Da Silva, le professeur de judo. Surtout quand il s’agit d’entraîner des enfants. « C’est comme de leur dire de ne pas jouer avec le feu tout en leur donnant une boîte d’allumettes. »

« Le masque, une mythologie en devenir ? »

Reste que porter le masque pendant un entraînement – quel que soit le sport – relève du vœu pieux. « Pour les compétiteurs de danse que j’entraîne, il est absolument hors de question de porter le masque à l’entraînement… Ils disent que c’est trop compliqué à gérer », explique Lucie Jeanne-Pasquet.

 

Face à ces multiples contraintes, les enseignants de sport s’organisent. Sur Facebook, un collectif de professeurs de danse s’est créé, intitulé Liberté Action Danse. Son but : échanger des idées sur la façon de faire cours par temps de Covid.

 

Pour continuer à mesurer l’évolution du rôle du masque dans les rapports sociaux des Français, Franck Cochoy et son équipe souhaiteraient poursuivre leur enquête à l’occasion d’un troisième volet : « L’objet est fascinant, parce qu’il incarne parfaitement notre époque et cette dichotomie "monde d’avant-monde d’après", conclut le sociologue. Lorsqu’il est jetable, le masque se présente comme l’archétype du monde d’avant, de la modernité, au sens où il s’agit d’un objet de progrès, normé, globalisé, mais porteur d’effets pervers comme la pollution. Le masque fait maison, lui, apparaît comme une alternative, un objet durable, autoproduit, qui échappe à la logique du marché. Il est à l’ancienne, certes, mais high tech puisqu’il se fabrique à partir de patrons téléchargés sur Internet et de modèles discutés sur des groupes Facebook. » Le masque, une mythologie en devenir ? 

 

*Prénom modifié

 

 

 

 

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