Il me posa à nouveau la question, comme si je n’avais pas compris – j’avais très bien compris – et son regard, derrière les lunettes, disparut dans la buée : « Quand vous vous évanouissez, vous allez où ? »

 

Pour lui répondre par un silence, je ne disposais que de la moitié de mon visage. Soulignés par la ligne bleue du masque, ses yeux réapparurent derrière les verres embués. Il ne m’avait posé aucune des questions d’usage, comme celle de mon âge, ni demandé de détails, semblant se contenter de ceci : « Je suis là, et puis je n’y suis plus. »

 

 

 

Le trajet m’avait épuisée. Aux stations closes, le métro avait défilé au ralenti dans la pénombre de quais abandonnés, où se déployaient de longues bandes de rubalise et les affiches figées des spectacles qui devaient se jouer trois mois plus tôt. Le wagon était clairsemé, je suffoquais sous le masque, jusqu’à ce que le train sorte de terre, vers le ciel un peu pâle.

 

Quand j’eus repris mon souffle, la terrasse d’un café me fit presque envie. On y voyait briller les sourires et l’orange vif des verres de spritz, les tables avaient déferlé sur le trottoir comme pour aller de l’avant, mais ce mouvement conservait, tout comme l’entrain affiché, quelque chose d’engourdi et de factice.

 

Traversant la rue, je me trouvai face à un tapis gigantesque, ou plutôt ce qu’il en restait : une trame épuisée, chevauchée encore ici et là par quelques éclairs rouges. Chevauchée, disait l’étiquette, depuis longtemps et loin : depuis Kandahar, en passant par Istanbul. Je restais figée là, à contempler la trame squelettique et superbe, jusqu’à l’heure du rendez-vous.

 

 

 

Une fois les aiguilles retirées, je remis mon pull et mes chaussures. Le tissu s’était amolli en me rentrant dans la bouche, était devenu pâteux. Je payai et pris rendez-vous pour la semaine suivante.

 

 

 

Au coin de la rue, une fromagerie luxueuse exposait des spécimens rares, au yuzu, à la truffe d’été. Je faillis me joindre à la file déjà longue, avant de repenser au prix, assez élevé, de la consultation – et au fait que je n’avais aucune perspective de travail sûre. Cette situation n’avait rien de nouveau, sinon que j’étais inquiète – c’était cela, la nouveauté. Pourtant, tout était calme, et on continuait ici à attendre pour des camemberts au yuzu. Le visage barré en son centre par le papier bleu, un jeune homme en tablier chic patrouillait les chalands : « C’est par deux dans la boutique, mais on a une fonction résa sur www.fromagedetête. »

 

 

 

Plus loin, posées sur une façade en crépi, des lettres en relief épelaient « Talon Grenelle ». Elles étaient orange, cerclées de marron, un peu dansantes dans leur dessin, peut-être s’étaient-elles un temps allumées dans la nuit. Je les contemplais, sans parvenir à les quitter des yeux, comme ce qu’on retrouve après une longue absence. Et s’il m’avait vue à cet instant, l’homme qui plantait les aiguilles aurait eu la réponse à la question qu’il n’avait pas posée, celle de mon âge, car rien ne vous date aussi irrémédiablement que la nostalgie. Dans la vitrine s’alignaient escarpins de douairière, baskets essoufflées, chaussons – à les regarder, la peine que je sentais était à la fois vive et chaleureuse, comme la peine d’un deuil, je ne la compris pas.

 

Quoi, personne n’était mort. Enfin si, plein de monde. Vieux lacets, vieilles mules. Si, je me le rappelai, Michel Piccoli était mort. Michel Piccoli, qui, quand j’étais enfant, était l’homme qu’on allait, qu’on devrait rencontrer – suave mais sévère, portant les attributs bourgeois comme une laque, un nappage, comme l’insigne d’un mystère. Il évoluait dans le même monde que ces lettres orange cerclées de marron, celui où on insérait des pièces dans un téléphone mural, dans des toilettes de café carrelées elles aussi de marron et d’orange. Un monde pour lequel je me préparais, pourtant j’étais si petite que les autos me montraient encore leurs figures : la mâchoire carrée de la Renault 16, la bouille ravie de la Fiat 500… Rien ne permettait alors d’anticiper l’absence d’un travail sûr, pas plus que la fonction résa sur www.fromagedetête, la disparition des visages, et tout le reste, le reste de ce monde. Devant les souliers du Talon Grenelle, je me sentis soudain très lasse, aussi vieille, aussi dépassée qu’eux.

 

Lancé à vive allure, un livreur à vélo me précipita contre un mur. Cramponnées à la pierre, les mauvaises herbes y étaient montées très haut pendant les mois immobiles, et elles se dressaient à présent victorieuses. J’eus le temps de revoir en pensée le trajet hébété du métro longeant le quai obscur, comme s’il devait m’emporter quelque part, et je m’y opposais. Quand vous vous évanouissez, vous allez où ? L’image arrivait droit sur moi, et pourtant, elle allait vers l’arrière, accélérait, et je voulais la rejoindre. Elle filait, décidée, en avant vers l’arrière : Piccoli, au volant, prenait de l’allure puis fonçait, fonçait, vers l’arrière, dans une Dyane de couleur mastic, fonçant vers Istanbul, vers Kandahar. Puis vers rien.

 

 

 

Quand je rouvris les yeux, la rue était déserte. Je tentai de me redresser, je m’étais sali les mains en tombant, le masque m’avait glissé sous le menton. J’aurais aimé croiser un regard, mais il n’y avait personne. Seulement la pancarte d’une boutique de téléphonie qui, comme tant d’autres ces temps-ci, disait : « Vous nous avez manqué, quel plaisir de vous revoir. » 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !