La chanson est-elle historiquement une chambre d’écho des périodes de crise ?

Ce n’est pas systématique, mais c’est fréquent, et somme toute assez logique. La chanson, avant d’être un métier de professionnels, c’est d’abord le chant du peuple, c’est-à-dire une création individuelle que l’on s’approprie collectivement. Et la France est à cet égard très singulière en Europe, dans l’immensité de sa production de chansons en lien avec l’actualité – les mazarinades de la Fronde, les chansons de la Révolution française, le répertoire d’extrême gauche des années 1960-1970…

Certaines crises se racontent beaucoup par le chant, d’autres non. Pourquoi ? C’est un mystère. La guerre de 14-18, par exemple, a donné naissance à plusieurs milliers de chansons, qu’on trouve dans les cahiers de chants des poilus, des modistes ou des écoliers. A contrario, très peu de chansons patriotiques naissent et circulent dans les milieux populaires pendant la Seconde Guerre mondiale – s’il est compréhensible que l’on ne chante pas « Mort aux Boches ! » sous l’Occupation, cela n’explique pas tout. En revanche, pendant cette période, on trouve des centaines de chansons qui évoquent la solitude amoureuse et la séparation des couples, comme Seule ce soir de Léo Marjane. Ce sont des chansons qui parlent métaphoriquement d’une France séparée d’elle-même.

C’est ainsi que les crises peuvent parfois se lire dans certaines chansons sans qu’elles soient directement évoquées. Prenez L’Été indien de Joe Dassin : ce tube de 1975 évoque la crise amoureuse. Mais c’est aussi la première année du chômage de masse, des fermetures d’usines en cascade. Et L’Été indien parle de cela, de l’effondrement d’un monde passé et de la promesse d’un monde meilleur non sous le soleil des tropiques, mais dans la tiédeur de l’Amérique du Nord. Il y a un écho non explicite de cette crise que le pays traverse.

Les années sida, plus tard, ont donné quelques titres, Sid’Amour à mort de Barbara par exemple, mais, dans le domaine de la chanson, ce sont surtout les années où l’on arrête de chanter Pour un flirt et les titres réclamant la liberté sexuelle ! Dans une crise, ce qui est tu est parfois aussi important que ce qui est dit.

 

Les crises sont-elles aussi des périodes où naissent des chansons porteuses d’espoir ou de rêves ?

Cela s’observe rarement sur le coup. Dans la production de la guerre de 14-18, par exemple, on ne projette pas un nouveau monde. On se concentre sur la parenthèse que l’on est en train de vivre – on ne parle pas d’un monde meilleur après la guerre, on se contente de vivre le combat au présent. Avec la Seconde Guerre mondiale, il faut attendre octobre 1944 pour que Maurice Chevalier chante Fleur de Paris – après la Libération.

De fait, il est difficile de faire deux choses à la fois, vivre l’époque et la chanter. Beaucoup de documentaires sur Mai 68 utilisent par exemple Le Temps de vivre de Georges Moustaki comme bande-son, sans préciser que la chanson est sortie en 1969… La chanson populaire, en général, a du mal à saisir l’avenir et à parler au futur, sauf peut-être dans le cas des chansons militantes. Elles décrivent plus facilement le futur quand il est en train d’arriver !

Il ne faudra donc pas s’étonner qu’il n’y ait pas beaucoup de chansons qui disent : « On se retrouvera au bistrot / En respectant les gestes barrières / Pour réfléchir à la fracture climatique… » Il n’est vraiment pas facile de chanter le monde d’après.

 

Les chansons utopiques sont rares ?

Non, mais elles ne sont pas toujours là où on veut les voir. Quand Michel Delpech chante Les Divorcés en 1972, il dessine le rêve d’un monde où le divorce par consentement mutuel serait possible. Il nourrit ainsi un débat de société qui va bientôt lui donner raison puisque la loi change en 1974 ! L’utopie, ce n’est pas seulement la fin du capitalisme ; la chanson est une œuvre d’art, pas un tracé d’architecte ni un programme politique. Donc la projection n’a aucun besoin d’être réaliste. La chanson va dire une sensation d’utopie plutôt qu’une utopie réellement articulée – L’Âge d’or de Léo Ferré, par exemple.

 

Comment les artistes ont-ils vécu le confinement ?

Pour la plupart d’entre eux, cela n’aura pas changé grand-chose ! Un artiste cultive souvent la solitude pour écrire, pour composer, pour créer, pour pratiquer son instrument. Lorsqu’il n’est pas en tournée, son quotidien ressemble au confinement ! C’est plus le reste de la population qui a découvert la vie d’artiste que l’inverse ! Mais cela a permis aussi de rapprocher les artistes de leur public. On a pu découvrir Raphaël jouant de la guitare dans sa cuisine, malgré les reproches de sa compagne, ou Francis Cabrel calfeutré dans une petite pièce de sa maison pour jouer une chanson tous les soirs. Cela nous les a rendus familiers.

 

Beaucoup d’anonymes se sont aussi produits, avec un relatif succès, sur les réseaux sociaux durant le confinement…

Oui, ça a été un moment où il y a eu une sorte de brouillage entre le chant du peuple et le chant des professionnels. Le meilleur exemple, c’est la Symphonie confinée, qui a repris le titre de Bourvil La Tendresse : quarante-cinq chanteurs et chanteuses, la plupart inconnus, mais aussi des célébrités comme Gauvain Sers, réunis pour une captation collective géante. On a ainsi vu naître beaucoup de chansons sur les plateformes, pas toutes inoubliables, mais qui proposent une forme de circuit court, du producteur au consommateur. On retrouve là cette capacité populaire à créer du chant ou du slogan autour d’un événement marquant.

 

Et du point de vue des professionnels, la période actuelle est-elle propice à un élan musical ?

Il ne faut pas attendre des artistes qu’ils composent nécessairement de grandes chansons sur le confinement ou le déconfinement. Il y a eu beaucoup de choses écrites, bien sûr, comme la chanson de Jean-Jacques Goldman en hommage à « ceux qui sauvent des vies », Mon cœur à la fenêtre de Lara Fabian, une chanson de Tryo, une parodie de Brassens par Thomas Dutronc. On peut aussi penser à Zazie qui invite à penser la suite avec sa chanson Après la pluie.

Mais ça ne peut pas être non plus un horizon artistique. D’autant que l’époque peut aussi être étouffante pour l’imaginaire. Ce n’est pas facile d’écrire une chanson lorsque vous ne pouvez pas vraiment vous frotter au monde.

Je reste toutefois marqué par le silence du rap français, qui a été absent du paysage musical pendant cette période. On a bien vu Jul mettre en vente ses disques d’or, mais il n’a pas parlé pour autant. Peu de titres de rap ont émergé sur cette expérience. Et ce silence interroge forcément sur la capacité du rap français à saisir un phénomène de société global et même à se placer sur le terrain du réel – du « vrai réel », pour employer une formule journalistique.

 

Quel impact la crise aura-t-elle sur les artistes ?

Il y aura un impact économique certain, pour les artistes comme pour tous ceux qui vivent de la musique. D’autant que la crise va continuer ; les concerts ne vont pas reprendre normalement avant longtemps si les mesures sanitaires ne disparaissent pas.

Il faudra bien pourtant préparer de nouveaux albums, proposer de nouveaux titres. Pour certains jeunes artistes notamment, cette crise peut être meurtrière : ceux qui venaient de sortir un album et se préparaient pour les festivals de l’été ont vu leurs ailes coupées. Tous ces efforts de promotion, qui devaient être amplifiés par la rencontre d’un large public, sont aujourd’hui réduits quasiment à néant. On peut craindre qu’il y ait une sorte de « promotion perdue », celle des jeunes talents censés émerger entre 2020 et 2022 et pour qui la consécration s’annonce difficile. Lorsque l’industrie repartira, lorsque les tournées et la promotion pourront reprendre, d’autres arriveront pour faire souffler un vent de nouveauté.

 

Cette crise peut-elle imposer à l’industrie musicale de grands changements ?

Cette industrie connaît régulièrement des crises – peut-être plus qu’aucune autre industrie culturelle. En vingt ans, le paysage a complètement changé – fin du tout-CD, streaming, explosion des revenus des concerts… Aujourd’hui, le modèle est à nouveau menacé. Si la crise dure, il faudra plus que des Facebook Live pour le sauver ou pour le réinventer. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

 

 

 

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