Oh mon amour c’est la première fois que nous ratons nos retrouvailles. Vingt ans que rien ne nous en empêche. Ni la maladie. Ni la mort. Tu sais comme j’ai du mal à exister sans toi. Deux ans que j’attendais ce moment. Deux ans que, fébrile, je laissais s’accumuler les couches de désir, d’émotions, d’impatience, de manque. Pour que le mille-feuille soit aussi haut qu’un gratte-ciel et me rende digne de ce que tu m’as donné et t’apprêtais à me donner à nouveau. Deux ans que je tentais un sevrage temporaire à coups de rendez-vous volés, ponctuels, qui ne me suffisaient plus. Deux ans.
J’ai tendance au laisser-aller quand aucune de nos rencontres ne se profile à l’horizon. Prendre soin de moi ? Pour qui ? Pourquoi ? Tu es la seule. Personne n’a osé me kidnapper sans me demander mon avis pour me guider vers les plus belles promesses. Toi si. Et nous sommes allées encore plus loin. À tenter l’impossible, on peut au moins atteindre le merveilleux. C’est si facile quand ma main est accrochée à la tienne. Comme si je n’avais qu’à me laisser guider.
Tu ne crains aucune audace. Tu méprises le snobisme, ne t’attaches à aucun critère pour t’offrir. Tu te mets au service des cœurs sincères sans être toujours très regardante sur la qualité de celui que tu laisses t’envahir. Pourvu que l’envie soit dense et pure. Je suis plus intransigeante que toi. Mais je t’admire pour ça. Tu assumes. Et elle est là, la vérité.
Tu te souviens de notre première fois ? Quel échec… J’avais mis le paquet pourtant. Mon short en vinyle noir, mes Buffalo montantes jaune et noire, des chaussettes hautes à rayures joliment assorties. Tu as divinement porté ma voix. Pas mon corps. Paralysé. Le type au premier rang qui ne cessait de scander à tue-tête « Le lapin, le lapin, au citron » ne m’a pas aidée non plus. Il hurlait ça en boucle. Jusqu’à ce que mon père se fraye un chemin dans la foule, s’installe près de lui et le dézingue d’un regard inquisiteur. Fini. Pourtant ma mémoire n’a retenu que la beauté de la leçon que tu m’as donnée ce soir-là. Tu as commencé par le pire pour que je savoure d’autant plus le meilleur à venir, n’est-ce pas ? J’avais passé l’épreuve et fini en un seul morceau. Nous avions franchi une étape cruciale. Des fiançailles.
C’est si loin tout ça, nous nous sommes domptées depuis. Dans les registres les plus inattendus et les plus évidents. Parfois absolument nues, parfois en grande pompe. Nous réjouissant de notre chance à chaque fois, quelles que soient les conditions. Chez nous comme au bout du monde. Toujours avec la même flamme, la même gourmandise.
Nous avons chacune trouvé notre place dans la vie de l’autre, nous délectant de n’être qu’une quand nous sommes réunies. Sans exclusivité, sans jalousie, malgré une dépendance réciproque certaine. J’aime en voir d’autres dans tes bras. J’aime me nourrir de ces images pour te comprendre à chaque fois un peu mieux. J’aime que tu me surprennes et que tu me malmènes, que tu me perdes pour mieux me remettre sur le chemin.
Si tu vibres, si tu vis, alors je reste en vie.
Hier, nous aurions dû nous revoir. Être ensemble pour faire ce que nous savons faire de mieux et pour des mois durant. Créer du lien. Le tisser, le plier, le nouer, le repasser, le détendre, le serrer, le mordre, l’empoigner, l’embrasser, le caresser. Une heure ou deux chaque nuit, rompre notre solitude et la leur. Une heure ou deux chaque soir pour nous sentir vivants, habités. Mon amour mon amante ma maison mon secret mon amie mon refuge. Symbole de vie devenu symbole de mort. Lien rompu. Jambes coupées. Mes mots n’éclosent que pour être vécus, être criés, dansés, chantés, éprouvés. Pas pour naître puis s’éteindre d’un même geste sur une feuille morte. Je n’arrive à résister au désespoir qu’un jour sur dix. Tu ne serais pas fière de moi. Tu ne m’as jamais vue comme ça, être à peine un quart de moi. Heureusement… Toi qui sacralises tout ce que tu touches, tu exiges à raison que celui que tu portes mérite le privilège de recevoir ta magie. Tu es mon lieu de culte, la seule qui ne me mente jamais. Où je n’oserai jamais entrer sans me déchausser. Tu me manques. Je rêve de te retrouver.
Je ne sais pas si j’y arriverai. Et si tes sortilèges ne suffisaient plus à toucher ? Toucher. Toucher celui qui est venu jusqu’à nous avec la peur d’être touché. Celui qui est assis devant nous en ayant peur d’être touché. Nous ? Coulées. Peur que celui qui s’assied devant nous soit touché parce qu’il est venu jusqu’à nous. À cause de nous. Puiser la force de leur faire oublier dans une énergie diluée. Cachée. Se priver de leurs sourires. Devoir les deviner. Se priver de nous abandonner, se priver d’oublier, se priver de légèreté.
Alors oui, bien sûr, on va y aller ! On ira puiser dans la puissance de nos souvenirs, dans celle de la terre et de nos instincts de survie, dans celle de nos ancêtres et de ceux qui nous ont faites. Dans notre Nous le plus sauvage, le plus sensible, le plus coloré. Nous creuserons des tunnels, découvrant des recoins inexplorés dans lesquels des gisements d’espoir dorment en masse. On foutra des coups de pied dedans pour qu’ils nous éclaboussent et soient nos plus beaux habits de lumière. On en mettra plein nos poches pour en distribuer les jours J. À foison. Pour regarder plus loin encore, ensemble...
Oui bien sûr on va y aller. Foncer. Tête baissée. Nous engager. Jouer. Faire comme si. Imaginer que nous sommes des milliers à communier librement quand la salle sera aux trois quarts vide et un quart masquée pour des questions de sécurité.
Mais comment on va faire mon amour ? Comment on va faire ?