Avec la crise sanitaire, les lieux de culture doivent désormais compenser la réduction des publics physiquement présents par une offre attractive pour les publics connectés. Autrefois simple complément, cette offre trouve ici l’occasion d’exister pour elle-même, c’est-à-dire d’être conçue de façon autonome, en fonction de ses propres spécificités. Bien sûr, cette offre ne saurait se substituer à l’activité principale. La vocation des musées, des théâtres, des salles de concert est évidemment d’accueillir la présence « physique » des publics. Pour autant, l’écran ouvre d’autres possibilités de rencontre avec les œuvres. La distance et l’immatérialité placent le spectateur en situation de réfléchir, de fouiller, de mûrir tout ce qu’il peut glaner sur l’œuvre, en amont ou en aval de l’expérience elle-même. Sa solitude face à l’œuvre peut l’inciter à vouloir davantage « converser » intimement avec celle-ci, comme on fait avec un inconnu que l’on désire mieux connaître. En fait, l’amateur peut se faire davantage protagoniste de sa délectation. Il peut en accroître l’intensité et la densité pour en faire autre chose qu’un simple divertissement. 

Ainsi, paradoxalement, alors qu’elle est le fruit de la plus extrême modernité, la numérisation de nos expériences artistiques, nous permet de redonner au loisir la dimension existentielle qu’il avait dans l’Antiquité. Ce que les Grecs appelaient la skhôlè et les Romains l’otium studieux était alors jugé comme une condition essentielle de l’autonomie. Il s’agissait d’un temps libéré des tâches vitales, du travail, des obligations ; un temps où l’on pouvait disposer de toute la liberté possible pour déployer son intelligence et sa créativité, guidé par le désintéressement et affranchi des croyances comme des préjugés. Loin d’être oisif ou superflu, ce loisir studieux était considéré comme la condition dont devait disposer tout être libre pour découvrir par lui-même ses propres raisons d’exister et contribuer ainsi au bien de la Cité. Le loisir studieux était le seul moyen de conjurer deux calamités majeures de l’existence : l’absurdité – évoluer dans un monde dépourvu de sens – et l’arbitraire – être dominé par une contrainte insoucieuse de se justifier. En dépit de sa valeur anthropologique, l’otium n’a pas résisté à la disparition de la civilisation antique. Au lieu de s’étendre à tous en même temps que la démocratie, il n’a guère résisté à la colonisation du temps par les exigences du travail et du marché. De façon stupéfiante, le vocabulaire a traduit cet écrasement par le mot « négoce », dont l’origine est « nec otium », soit, littéralement, « ce qui nie l’otium ». 

Largement engendrée par les excès de la marchandisation, la crise actuelle nous donne l’occasion de repenser nos priorités existentielles. La revalorisation du loisir studieux peut nous aider à redevenir les protagonistes de nos imaginaires, à réinvestir notre engagement citoyen. En nous réappropriant l’otium, nous comprendrons les raisons profondes qui nous font spontanément considérer que la culture, l’éducation, la santé, la justice ne sont pas négociables. Dans ce territoire voué à l’émancipation, l’art constitue un havre singulier. Les valeurs du marché ne peuvent y pénétrer sans dommage. C’est pour cela que l’expérience artistique possède une telle puissance d’éveil et d’interpellation. Face aux tableaux, aux spectacles, aux concerts numérisés, nous devrions donc pouvoir réactiver cet otium perdu et enrichir nos épiphanies esthétiques. Nous devrions aussi pouvoir puiser là des raisons de retourner bientôt, plus intensément encore, vers les lieux où se « donnent » les œuvres. Alors, nous comprendrons pourquoi, avec le loisir studieux, les Grecs de l’Antiquité parvinrent à inventer, dans le même mouvement, le souci de soi, la philosophie, la démocratie et le théâtre. 

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