Nous avons enregistré pendant cette période de confinement quatre morceaux avec ma compagne violoniste Mirabelle Gilis dans notre cabane du Nord-Finistère, au bout du monde. Jamais de la vie nous n’aurions pensé créer ce duo, c’est même plutôt une idée qui nous aurait fait rire ! Mirabelle est musicienne, ça ne lui était pas passé par la tête jusqu’à présent de chanter. Nous avons fait l’expérience inédite d’une indépendance absolue pendant la création, à tous les niveaux, y compris celui des avis et des opinions, car il n’y avait pas d’autres oreilles que les nôtres. C’est du punk ! Cet esprit que j’aime du do it yourself. Au départ, les contraintes étaient telles qu’on n’aurait pas imaginé pouvoir faire un enregistrement professionnel dans une cabane en bois. Dans cette période de « relâchement », Mirabelle s’est mise à travailler comme une dingue pour apprendre comment en produire un.
Columbia, ma boîte de disques, a réagi au quart de tour, comme un petit label indépendant. Ils ont envie de prendre leur temps et de bien sortir les morceaux, en septembre. Nous ne savons pas encore si nous allons ou non rajouter des titres… et c’est ça qui est bien ! La demande générale nous dira s’il faut absolument stopper l’opération ou la renouveler ! Pour moi, c’est fabuleux de parler à deux voix, c’est extrêmement moins nombriliste et ça fait un bien fou !
Ce confinement a provoqué des choses nouvelles : chacun était tout à coup propriétaire de sa part d’humanité, on n’allait plus vendre son temps de travail.
On ne peut plus écrire de chanson banale. Depuis ce confinement, je tiens vraiment à ne pas être une déception en plus. Vis-à-vis des gens qui nous suivent et nous aiment bien, il y a une obligation à ne pas décevoir. On est tellement inutile en tant que musicien ! Quand quelque chose comme ça arrive, tout à coup on se sent très puéril avec notre petit métier. On veut alors trouver des chansons pour pouvoir peser l’efficacité de ce qu’on fait. Nous étions très angoissés avec Mirabelle, mais les retours pour le morceau « En » ont été incroyables.
On vit une période paradoxale : beaucoup de choses étonnantes sont en train de se passer. Par exemple, le premier réflexe européen a été d’ériger à nouveau des frontières, opérant un repli nationaliste. Et pourtant, actuellement, l’Europe n’a jamais autant eu le vent en poupe. On aurait pu croire, notamment avec le départ de la Grande-Bretagne, qu’elle risquait de s’écrouler, mais au contraire, elle peut en sortir plus forte. C’est une idée qui me plaît, d’un point de vue géopolitique.
De même, la période a provoqué un tremblement de terre dans le vocabulaire. C’est étonnant de voir combien ce qui arrive change le poids des mots, leur odeur, leur couleur. Des termes nouveaux sont apparus, qu’on n’avait jamais entendus jusque-là, et d’autres ont résonné autrement. J’ai appelé mon dernier album Les Rescapés parce qu’on n’entendait plus du tout ce terme de la même façon après ce qui s’était passé en Méditerranée. Ainsi, certains mots changent parfois d’horizon, même les plus simples, comme être… ou avoir.
En France, le ministère de la Culture a été en dessous de tout dans la gestion de la crise. Franck Riester n’a pas du tout été à la hauteur de l’événement même s’il a eu le Covid lui-même. Pour les artistes, la période est extrêmement difficile. Il va y avoir une casse sociale assez monumentale, et ce sont encore les plus pauvres qui vont morfler. Le taux de chômage va être délirant. Tout ce qui était fragile ne va pas tenir. Beaucoup d’endroits qui faisaient des concerts, avec une petite économie, vont mourir. Les petits magasins vont fermer. À force de tourner, en vingt-cinq ans, j’avais déjà vu le visage de la France vraiment changer, mais là, ça va être un accélérateur. Évidemment, il y a aussi un certain retour aux circuits courts et à la morale, mais cela ne concerne qu’une mince partie de la population, sensible à ces sujets-là.
Il y a vingt-cinq ans dans « Regarde un peu la France », je chantais : « Même si c’est la crise en permanence / Et que nous sommes complètement chômeurs, / On trouvera la solution, je pense. » Je n’avais aucune idée après ce premier disque que ma vie allait continuer dans la musique. Je me suis fait attraper, et c’était ça la solution : s’exprimer, ne plus être employé.