« Donne ton sang et reçois l’esprit » : le désert est d’abord un lieu de transfusion mystique. En cette fin du iiie siècle, l’Empire romain se convertit à l’Église du Christ. En Égypte, un homme fuit la ville d’Alexandrie et gagne les immensités de sable et de sel de Nitrie. Il se nomme Antoine. Solitaire, il s’enterre vivant dans une grotte. Ascète, il passe ses jours et ses nuits debout à prier, brûlé par le soleil, dévoré par les insectes, mordu par le froid. Sa seule compagnie est celle des anges, ses modèles, et des démons, ses adversaires. Combats, visions, chutes, extases, sa psalmodie naît du silence. Il se veut martyr non sanglant d’un temps où il n’y a plus de martyrs. Il s’institue prophète du Jugement dernier, en un temps où la foi, passé les persécutions, risque de s’affadir. Son existence est minérale. Ivre de Dieu, il transforme la difficulté en trophée, accomplit en son cœur la victoire finale de la lumière sur l’enfer. Trop de gens venant à lui, il s’échappe du monde une deuxième fois, rejoint une plus lointaine solitude. Son voyage immobile reprend. C’est un exode sans fin vers le royaume intérieur. 

Par la suite, tous les chants de lamentation et de louange qui retentiront dans les ermitages, les couvents, les abbayes d’Orient et d’Occident au cours des âges feront écho au murmure de saint Antoine. Et tous ces lieux clos voués à la dévotion seront appelés déserts, en souvenir de lui.

Être « seul face au Seul » : le moine, monos, se fait un pour se conformer à l’Un. Il troque l’ensevelissement contre le réveil. Il meurt à sa vie, vit sa mort, afin de se libérer de ses pesanteurs et de ses finitudes. La mémoire de la tombe aiguise en lui le souvenir de Dieu. Prisonnier volontaire, il vise moins l’éternité abstraite que le pur présent. Le désert est une école du vide. On s’y exerce à renoncer à tout code, social, psychologique, biologique, pour que le rien se transfigure en tout. 

Partout, dans ces premiers siècles du christianisme, les déserts se peuplent, tournent à la Cité céleste. Le mouvement s’étend au Sinaï, à la Judée, à la Syrie, à l’Arabie, à la Cappadoce, au Caucase, avant de traverser la Méditerranée et de commencer à configurer le Moyen Âge latin. Des antimondes se multiplient et se pensent les piliers secrets du monde. Le monachisme n’est pas une utopie, mais une uchronie où l’histoire délivrée de la fureur peut perdurer. Ce dont continuent de témoigner, au cœur de l’Europe, la République du Mont-Athos et les deux mille hommes en noir qui y résident aujourd’hui. 

S’il n’est pas sûr qu’il y ait une unité des religions, il est en revanche une union des contemplatifs. L’islam, cette civilisation de synthèse, va tirer sa propre expérience spirituelle de la mystique évangélique du désert. Les soufis emprunteront à leur tour la voie ardue du retrait : le Nom ineffable vient résider en qui le répète et le rumine au-dedans de sa chair jusqu’à en faire son propre souffle. Ce sera dans les ergs nus et arides, troués d’ermitages, que s’opérera la transmission d’une méthode reposant sur l’indicible et l’inouï, sur cet instant déjà là et toujours à venir que le langage commun nomme la grâce. Il y a ainsi comme une fraternité impalpable entre la prière de Jésus et le dhikr musulman. 

Le désert est le lieu des mouvements de l’âme parce que lui-même est immuable. L’Empire n’a jamais cessé d’être défié par la thébaïde, le désert des ascètes. Mais aujourd’hui, cette confrontation s’est inversée sous le règne confusionnel de la mondialisation. Le Dieu du salut y est devenu Dieu de la terreur ; le combat avec l’ange, lutte contre l’humanité ; la supplication, supplice ; le martyre, suicide. Les moines attendaient la fin du monde, les djihadistes veulent la provoquer. Ils défigurent la recherche ascétique du rien en apothéose du nihilisme. S’impose à nous, à l’échelle planétaire, ce que savaient les premiers ermites : l’épreuve la plus redoutable du désert survient lorsque, dans une aveuglante lumière, l’ombre menaçante qui avance vers vous n’est nulle autre que votre double démoniaque. 

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