Démarche déliée, saris colorés, lumière douce répandue sur les dunes… Une famille de nomades chemine dans le désert. Ils ne disparaissent pas dans une brume de sable, mais viennent à nous, libres, heureux, souriants. Solaires, comme l’est la jeune fille qui illumine le premier plan de la photographie. 

Où sommes-nous ? Nous sommes dans les couloirs du métro parisien, là où les mêmes affiches publicitaires se répètent à l’envi. Où des fenêtres ouvertes sur la beauté du monde font oublier l’asphyxie des heures de pointe, la fatigue d’un pays secoué par l’insomnie sociale et la menace terroriste. Venez découvrir le désert du Thar, au Rajasthan, nous dit la publicité ; vous y vivrez des heures heureuses, loin de la frénésie des villes et de l’agitation touristique. Laissez-vous guider par la simplicité essentielle des nomades ; ils vous accueilleront au rythme de la lumière du jour et de leurs gestes millénaires. 

La photographie qui orne les murs du métro parisien, en ce printemps 2016, est superbe, mais elle peine à faire oublier celles qui vantaient, il y a quelques années, les vertus d’une semaine passée au Sahara. Souvenons-nous : il fut un temps où les amoureux du désert pouvaient se rendre facilement en Libye, dans le Hoggar ou le tassili n’Ajjer au sud de l’Algérie, dans le désert blanc d’Égypte ou les oasis de l’Adrar en Mauritanie, au Tchad où s’étendent les immensités de l’Ennedi et du Tibesti, au Niger et au Mali, en terre touareg… Sahara mythique, que des dizaines de milliers d’Occidentaux sillonnaient chaque année avec la conscience aisément renouvelable d’un bonheur à portée de main.L’offre touristique était alors à la mesure de l’engouement que suscitait cet appel du désert : parcours sportifs ; randonnées chamelières en présence d’un guide local ; méharées culturelles sur les traces de Charles de Foucauld (1858-1916) ou Odette du Puigaudeau (1894-1991) ; retraites spirituelles ; visite des bibliothèques des sables ; longue approche des cités envoûtantes que sont Smara, Tombouctou ou Agadez ; découvertes des peintures rupestres ; voyages à remonter le temps sur les traces d’un Sahara lacustre ; initiation à la paléontologie ; immersion 100 % nature au cœur des plus incroyables fantasmagories géologiques… Sans omettre ces séjours axés sur l’éveil de la sensibilité artistique – la danse au pied des dunes, la pratique du chant sous la voie lactée, l’aquarelle dans la lumière de l’aube – ou sur le bien-être, la spiritualité, la relaxation, voire la thérapie de groupe – stages de shiatsu, sessions de yoga, réflexothérapie lors d’une randonnée chamelière, qi gong, automassages dans les cordons dunaires, méditation au gré des haltes que suppose toute marche dans le désert, coaching d’entreprise, libération des phobies ou pratique du cri primal.Car les voyagistes l’avaient bien compris : l’homme pressé, l’homme stressé, a besoin de se réaccorder à la bonne santé du monde. Le désert lui offre ce que nos villes saturées de lumières et de bruits lui refusent : une respiration, un élargissement de l’horizon, une pause. Les repères habituels s’effacent, le regard s’ouvre aux réalités les plus élémentaires, le mental s’apaise, les trépidations de notre propre vie se calment, l’instant présent recouvre la place qu’il n’aurait jamais dû perdre dans nos vies, et le silence nous ramène à l’essentiel : « Nous voilà prêts pour l’écoute intérieure », ajoutait le prospectus de présentation d’un stage de bien-être dans le désert marocain. 

C’était hier, et l’on aimerait croire aux lendemains qui chantent. Mais aujourd’hui, le plus vaste désert du monde n’est guère accessible aux Occidentaux. Un attentat sur la place Jemaa el-Fna, de Marrakech. Des enlèvements en Algérie. La mort venue par la mer et le sable en Tunisie. L’ombre de Daech sur la Libye. L’opération Serval au Mali… Une série noire dans le secteur aérien, et le désert blanc d’Égypte paraît sortir des écrans radar du voyageur. Des rebelles tombés aux mains d’AQMI au Niger, et les Pataugas des randonneurs du Ténéré ou de l’Aïr ne foulent plus le tarmac de l’aéroport Mano-Dayak d’Agadez. De surcroît, la zone rouge qui désigne les secteurs « formellement déconseillés » par le ministère des Affaires étrangères français, s’est étendue aux déserts du Moyen-Orient : pour l’heure, la péninsule du Sinaï, la Syrie, l’Irak, certaines régions d’Iran, l’Arabie saoudite, le Yémen ne sont plus des destinations envisageables. Partout ailleurs, ou presque, une vigilance accrue est de mise. 

Les baroudeurs les plus aguerris objecteront qu’ils ne veulent pas être privés de désert. À leurs yeux, les conseils donnés pour la sécurité des Français à l’étranger s’appliquent au tourisme de masse, plus qu’à l’explorateur solitaire qui ne trouve souvent de limites que dans l’empêchement physique de pénétrer dans un pays. Aux uns, le principe de précaution, largement relayé par les voyagistes ; aux autres, le droit à la liberté individuelle et à la prise de risque assumée. À condition de bien comprendre qu’il n’en va pas du désert comme des Alpes ou des Pyrénées lorsqu’un individu passe outre les recommandations : aucun hélicoptère ne vient récupérer l’aventurier téméraire qui sert de monnaie d’échange aux djihadistes ou le corps de celui qui a été décapité. Et l’on pourrait aujourd’hui appliquer à bien des régions du Sahara ou des pays du Golfe ce que le romancier soudanais Jamal Mahjoub écrivait dans La Navigation du faiseur de pluie à la fin des années 1980 : « Le désert est un endroit fracassé où vivent le vent, le sable et les étoiles. Rien d’autre n’y est le bienvenu. »

Taches rouges, taches blanches… Aussi curieux que cela puisse paraître, les zones qui figurent en rouge sur le site de France Diplomatie sont à peu près celles que cartes et atlas représentaient par des taches blanches jusqu’à la fin du xixe siècle. La vérité est que nos ancêtres ne savaient rien, ou presque rien, des contrées désertiques, qui constituaient pour eux des Terrae incognitae. L’appel du désert était alors l’expression de leur curiosité. L’envie de connaître, la nécessité d’élaborer des représentations du monde sont à l’origine des poussées exploratrices auxquelles des voyageurs audacieux se sont livrés. 

Le premier à avoir relaté par écrit une expédition au Sahara se nomme Hérodote. Les régions qu’il explore, en Afrique du Nord ou en Orient, se situent en bordure de l’oikouménè, c’est-à-dire aux limites de la terre habitée. Il y rencontre les « peuples du désert et des confins de la Libye » : Nasamons, Éthiopiens troglodytes, Atarantes, Atlantes… sans omettre les Garamantes, que l’on imaginait immensément riches, et dont le mythe alimentera, au fil des siècles, une abondante littérature, jusqu’à devenir le titre d’un livre de Théodore Monod : L’Émeraude des Garamantes : Souvenirs d’un Saharien, publié en 1984. 

Il faut attendre Marco Polo et les grands voyageurs arabes pour voir s’esquisser une géographie des déserts. Le marchand vénitien s’intéresse à la route de la soie, qui implique de traverser les steppes d’Asie centrale et de passer en bordure du désert de Lop (Gobi). S’y aventurera-t-il ? Oui, mais pour en revenir convaincu qu’il est préférable de ne pas s’éloigner des pistes : le désert est sauvage, brutal, empli de créatures malfaisantes et magiques, écrit-il dans Le Devisement du monde. Avec les voyageurs arabes la fascination inquiète cède la place à une passion de la connaissance, fondée sur un double intérêt pour la géographie et l’astronomie. Au xive siècle, Ibn Battûta parcourt l’Afrique du Nord puis les déserts du Moyen-Orient pour se rendre à La Mecque, avant d’être convié par le sultan du Maroc à sillonner le Sahara afin d’en connaître les différents aspects et les habitants. Ses descriptions, pour passionnantes qu’elles soient, ont leur limite : lorsqu’il décrit son voyage sur le fleuve Niger, Ibn Battûta pense se trouver sur les eaux du Nil, confusion que plusieurs siècles d’explorations téméraires ne suffiront pas à dissiper. Après lui, d’autres évocations du désert se succèdent, parmi lesquelles celles de Léon l’Africain, un voyageur musulman capturé par des chrétiens et vivant dans l’entourage du pape Léon X, auquel on doit une description enthousiaste de Tombouctou. Mais il faut attendre le xixe siècle pour que les choses changent et que l’appel du désert acquière une autre signification. 

René Caillié, Heinrich Barth, Camille Douls, Henri Duveyrier, Michel Vieuchange, Isabelle Eberhardt… Leurs noms ne sont pas nécessairement connus des voyageurs qui répondent aujourd’hui à l’appel du désert, mais ce sont eux qui ont ouvert la voie des grandes explorations, à une époque où « l’Afrique connue des Européens se limite à quelques côtes, une Afrique de marins », ainsi que l’écrit Théodore Monod. La découverte de ses immensités est alors le fait d’aventuriers intrépides fascinés par le désert. C’est au premier d’entre eux, René Caillié, que revient le mérite d’avoir atteint pour la première fois, en 1828, la légendaire cité de Tombouctou. « En haillons, ravagé par le scorbut et brûlé par le soleil », précise Jean-Marc Durou dans L’Exploration du Sahara. On imagine aisément comment s’achève, pour la plupart d’entre eux, cette folie des sables : Camille Douls, assassiné par des Maures, du côté d’Akabli, en Algérie ; Isabelle Eberhardt, noyée dans un oued en crue. En ces temps d’explorations hasardeuses, qui aime le désert ne doit pas craindre d’y mourir. 

La colonisation des contrées désertiques, puis l’invention du voyage touristique, ont transformé la saga des pionniers en aventure collective. Désormais, on ne va pas seul au désert, ou rarement. On ne l’explore plus, ou très partiellement. On ne le traverse plus, car on attend de lui qu’il nous traverse et nous irrigue. Ce que nous y cherchons, c’est le baptême de la solitude, l’eau lustrale d’une essentialité que nous pensons avoir perdue, l’envers de la civilisation consumériste à laquelle nous appartenons. Ce que nous allons chercher dans le désert marocain, en Jordanie, sur le plateau du Colorado ou dans le désert de Sonora aux États-Unis, en Namibie ou dans l’Atacama chilien, en Chine dans le désert du Taklamakan ou en Inde dans le désert du Thar – là où le voyage est encore possible – c’est la preuve que notre capacité d’émerveillement est restée intacte. L’assurance que nous savons encore regarder le monde avec les yeux d’un enfant. Plus encore peut-être, la confirmation que nous ne sommes que les usufruitiers temporaires de la planète. Car derrière la beauté fragile de la jeune fille du Rajasthan, qui semble venir à nous d’un pas délié, se cache cette vérité qu’un vieil homme formulait au soir de sa vie : « Les déserts sont émouvants parce que c’est la nature avant l’homme. C’est aussi le spectacle de ce qu’elle pourrait être après lui, quand il aura disparu », disait Théodore Monod. 

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