Un long travelling suit la course bondissante d’une gazelle. Robe sable sur fond de sable, elle est poursuivie par un 4×4 sur lequel flotte le drapeau noir de Daech. La grappe d’hommes juchés sur le 4×4 vident leurs chargeurs en direction de la gazelle qui fuit, inexplicablement indemne. « Ne la tuez pas, fatiguez-la », dit la voix du chef en arabe. Fondu enchaîné. Des masques et fétiches africains sont alignés sur le sable : des tireurs invisibles les fusillent ; ils tombent, têtes et corps de bois hachés par la mitraille. C’est ainsi que commence le film d’Abderrahmane Sissako Timbuktu, sept fois césarisé en 2014. Le parti pris est posé : la violence des djihadistes maîtres du Nord du Mali est au cœur du film, mais elle sera évoquée et non crûment montrée. Sous sa caméra pleine de poésie, le désert devient un paradis perdu : une famille touareg y vit sous sa tente, père, mère et fillette, beaux et tranquillement heureux. Il suffit de courir jusqu’à la petite dune en face pour avoir du réseau pour le téléphone portable. Les affres de la ville sous la botte des djihadistes paraissent bien loin. Le malheur, dans un enchaînement shakespearien, viendra saccager cette félicité à la fois ancestrale et contemporaine…

Un 4×4 roule à tombeau ouvert sur une route en plein désert. Sous le drapeau noir de l’État islamique, une grappe d’hommes en armes. Soudain, une gazelle surgit. Le 4×4 la prend en chasse, les hommes surexcités vident leurs chargeurs, la gazelle tombe. Ils sautent à terre, l’un d’eux lui tranche la gorge, tous crient « Allahou akbar ! ». C’est ainsi que commence le documentaire Salafistes, tourné au Mali en 2012. Abderrahmane Sissako qui faisait partie du projet a laissé tomber en décembre 2012 : son film inspiré des faits et des images rapportés du Mali sera tourné en Mauritanie. Malgré les polémiques, Timbuktu est un chef-d’œuvre. Mais Salafistes en est un autre, qui a connu un sort moins enviable : il est sorti, à grand peine, lesté d’une interdiction aux moins de 18 ans. Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah, a pris sa défense dans les colonnes du Monde : « Une inqualifiable conjuration se trame pour interdire la sortie en salles de Salafistes, film de François Margolin et Lemine Ould Salem, véritable chef-d’œuvre éclairant comme jamais aucun livre, aucun “spécialiste” de l’Islam ne l’a fait, la vie quotidienne sous la “charia”, à Tombouctou, en Mauritanie, au Mali, en Tunisie, en Irak », écrivait-il le 26 janvier 2016.

Le sort de la gazelle, transparent symbole d’innocence, montre à lui seul la différence entre les deux projets de cinéma nés de la même matrice. Contrairement à l’œuvre de fiction, le documentaire ne suggère pas, n’euphémise pas et – c’est ce qui lui a été reproché – ne commente pas, hormis une brève mise en garde au début. On voit donc les fameux salafistes expliquer doctement, d’une voix douce, la loi de Dieu telle qu’ils l’entendent : les buveurs doivent être fouettés ; les voleurs amputés ; les adultères lapidés ; les homosexuels défenestrés. Et les images réelles suivent : fouet, lapidation, amputation, défenestration. Les discours parlent de justice et d’ordre et les images révèlent la délectation sadique et le chaos. Crescendo. Justice divine, l’exécution d’une balle dans la nuque de dizaines d’hommes dont le sang rougit la rivière ?

La dernière scène de Salafistes fait mine de reprendre la scène initiale : une route, un 4×4, des hommes en armes surexcités. Cette fois, ce n’est pas une gazelle qui surgit, mais une voiture ordinaire qui vient en sens inverse. Les hommes du 4×4, sans hésiter, vident leurs chargeurs. La voiture touchée s’arrête, un homme cherche à s’enfuir, il est poursuivi et achevé. L’image suivante, le 4×4 – est-ce le même ? – croise un vieillard et son fils qui rentrent chez eux avec des sacs à provisions. Trop tentant : les djihadistes se font un carton. Quand les victimes tombent, les tueurs ne crient pas « Allahou akbar ! ». C’est la fin du film, on en sort titubant. 

 

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