Je demeure, entre mes deux océans, celui que je possède et celui que je désire, celui des navires et celui des dromadaires, incertain, indécis, déchiré.

Pourtant, le temps passe. Voici que l’heure approche où le cargo du Sud viendra me chercher, où il faudra bon gré mal gré reprendre le chemin du Laboratoire des pêches et productions coloniales d’origine animale, au Muséum national d’histoire naturelle.

Alors, avoir côtoyé si longtemps le désert et en quitter les frontières avant de les avoir pu franchir, rentrer avec ce désir inassouvi, cette curiosité insatisfaite ? 

Départs, je vous louerai, et la grande aventure…

Caravanes, qui, sur le sable humide de la plage atlantique, partiez au rythme souple et lent des dromadaires, avec quelle fièvre je vous regardais disparaître, caravanes, dans le poudroiement doré des brumes sèches, attaché moi-même au rivage !

Avec quel trouble secret je vous voyais prendre le large, appareillant pour le Trab el Beïdane, le pays maure de mes rêves, où déjà s’était fixée mon attente, les terres mortes de l’Est, les plaines herbeuses du Tijirit, la sombre muraille de l’Adrar ! Les yeux brûlants de désir, sur la grande carte étalée au mur blanchi du fortin, chaque jour je vous suivais encore, caravanes de Mauritanie, au long des pistes inconnues, de puits en puits, à travers des paysages dévastés et lumineux.

Je vous suivais encore, troupe pacifique des marchands, aux chameaux chargés de cotonnades bleu foncé, de sucre et de thé ; saints marabouts, jeunes ascètes, mystiques voyageurs qui, sur la plaine immense, lentement marchez, égrenant vos chapelets ou l’éternelle litanie de votre credo monotone et cadencé ; et vous aussi, guerriers aventureux, hardis rezzous, en route, nuit et jour pour les batailles de demain où beaucoup, lorsque vos fusils – ceux des « sauvages » – auront affronté ceux de la « civilisation », demeureront sanglants et froids, la face contre le sable rougi, au clair de lune… Que le Seigneur ait votre âme, morts de demain !

Ah, caravanes, suppliais-je, une fois au moins, prenez-moi !...

 

Le 15 octobre 1923, les mornes solitudes du Souehel el Abiod voyaient surgir du fond de l’horizon occidental une petite troupe. Au pas balancé des chameaux, la caravane, dans l’extrême chaleur, avançait d’un rythme régulier sur la plaine caillouteuse et grise, semée des dômes étincelants des barkanes : dix chameaux, une femme, dix-neuf hommes, dont moi. Elles m’ont pris, je suis exaucé.

Quelques jours auparavant, brusquement, le lieutenant B. m’avait dit : « Mohamed Yadhi Ould Abd el Baghi, cadi des Oulad Bou Sba, va dans le Sud ; nous pourrions peut-être profiter de ce départ pour rejoindre le Sénégal. »

L’idée n’était pas déplaisante : j’aurais dû partir, en bateau, pour le Nord ; je partais, à chameau, pour le Sud. L’océan no 2, celui des sables, marquait un point.

 

D’ailleurs, passant de la mer au désert, faisais-je plus que changer d’océan ? Qu’il soit d’eau salée, de sables ou de cailloux, c’est toujours un océan. Et voilà pourquoi, à les avoir vécues tour à tour, on découvre tant de points communs entre la vie du marin et celle du Saharien, une si secrète et profonde parenté.

Matérielle, tant les deux milieux – au sens biologique du mot – sont, malgré les apparences, comparables, et, partant, psychologiques aussi.

Le monde polaire, océans de glace et déserts de neige, compléterait la trilogie des espaces qui commandent le perpétuel mouvement, la navigation, le nomadisme, la fuite éternelle, quotidienne, à travers les cercles sans cesse renaissants et jamais franchis d’un horizon qui vous précède, semble parfois vous attendre, pour vous narguer, mais jamais ne se laisse atteindre.Ici, comme là, vivre c’est avancer sans cesse, à travers un décor à la fois immuable et changeant, identique à l’œil et que l’on ne saurait différent sans le témoignage du sextant, de la montre et de la boussole, s’aventurer comme à tâtons sous les plus éclatants soleils, savourer l’amertume de se sentir, en pleine marche, prisonnier d’un espace pourtant sans barreaux, et plus étroitement confiné, en cette libre immensité, qu’au plus étroit des cachots qui, lui, du moins, a une porte, perpétuelle espérance, puisqu’une porte, parfois, cela s’ouvre.

Ici, point de serrure, le grincement de la clé ne viendra pas, soudain, faire tressaillir le captif ; rien n’est fermé, rien… que cet implacable horizon, démesuré, mais hermétique où, dans les moires fluides du mirage, nos cœurs, lourds d’une angoisse que nous n’avouerons pas, chercheront un signe, n’importe quoi, mais quelque chose, une touffe, un caillou, une ombre, quelque chose pour nous prouver que nous avons avancé depuis hier, que nous n’avons pas tourné en rond, à la remorque d’une boussole affolée par quelque imprévisible anomalie magnétique, que nous approchons du but.

Parce que, cette mentalité d’errants, de pourchassés, « étrangers et voyageurs sur la terre », elle se venge du présent sur l’avenir ; ne possédant rien, elle escompte tout, niant le danger, l’inquiétude, le besoin, elle affirme la sécurité, la paix, le rassasiement. Mais pour demain. Mystique du port et de l’oasis, qui livre le solitaire à la fascination d’une attente. 

Comme à la brûlure d’un regret, parce que, l’espace vaincu, la bataille gagnée, oubliant les promesses de bonheur dont il enchantait ses jours de détresse, le nomade se découvre tout soudain, et très vite, las d’une « liberté » en cage ; il soupire après sa « prison » sans barreaux : un beau matin, il reprend le large. 

Théodore Monod, Méharées © Actes Sud, 1989

 

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