De l’Algérie à l’Asie centrale, comment expliquez-vous l’intérêt des archéologues pour les déserts ? 

Très tôt dans l’histoire, les déserts ont été parcourus par des pasteurs nomades et des populations s’y sont installées pendant les mois les moins chauds. Et l’on découvre que des sédentaires ont su s’établir à leurs lisières dès l’époque des premières villes, par exemple en Syrie au milieu du iiie millénaire avant J.-C., en exploitant les ressources des régions de steppes arides situées à l’interface entre les zones cultivables et celles dévolues aux pâtures.

Les déserts offrent des conditions de conservation exceptionnelles s’agissant des matériaux organiques. Des conditions extrêmes de sècheresse permettent de préserver le bois, les fibres végétales ou le cuir. On a pu retrouver les sandales, des textiles et le mobilier de pharaons d’Égypte ou les manuscrits de la mer Morte, inscrits sur des rouleaux de parchemin, des papyrus et du cuir. Ces objets sont des témoignages inestimables qui documentent la vie quotidienne et la vie intellectuelle des sociétés. Les archéologues s’associent à des spécialistes du paléo-environnement pour étudier les milieux des groupes humains. Ils montrent combien ces milieux ont évolué du fait des changements climatiques et de l’impact des hommes sur leur environnement. On sait aujourd’hui que le Sahara était en majeure partie fertile et verdoyant au Néolithique. Il comptait des fleuves et des lacs, notamment le lac Méga-Tchad, un paléo-lac qui, avant de s’assécher, disposait d’une surface équivalente à l’Allemagne. 

Vous souvenez-vous de votre première arrivée dans le désert syrien sur le site archéologique d’Al-Rawda ? 

Il n’y avait ni route bitumée ni arbre. Un vieil homme, seul, gardait le petit village installé sur le site, armé d’une carabine. Les autres villageois étaient partis en transhumance avec leurs moutons, vers l’ouest, à la recherche de pâturages. 

C’est une expérience inédite pour un Occidental de vivre dans un tel environnement. L’archéologue doit s’habituer au paysage désertique qui, à son arrivée, lui apparaît très monotone. Parvenir à lire le paysage prend des jours. 

Sur le terrain, un archéologue a besoin de sa réflexion et aussi de ses sens pour fouiller. Lorsqu’il dégage un mur au piochon et à la truelle, il distingue la couleur de la terre qu’il écarte de celle des briques de terre crue qu’il recherche. Il écoute le crissement de la brique crue sous la truelle, distinct du bruit mat de la terre de remplissage. Il y a un vrai plaisir à travailler dans la terre même si la fouille est un travail long et souvent ingrat.

Quelle est la spécificité du travail d’un archéologue sur le site d’une ville antique dans le désert ? 

Le responsable d’une mission archéologique est un chef d’orchestre. Il se charge des relations avec les autorités du pays, il organise la vie quotidienne de l’équipe de chercheurs et d’étudiants vivant aux côtés des villageois, en vase clos, pendant six semaines à trois mois. Il décide des secteurs et des stratégies de fouille et coordonne les recherches des spécialistes. Nous vivons au rythme de la nature, nous nous levons avec le soleil, nous sommes confrontés à la chaleur, à la poussière et au vent, fréquent dans ces régions.

Pourquoi être retournée neuf années de suite sur le même site en Syrie ? 

C’est un site exceptionnel, à la fois par les résultats obtenus et par sa situation, loin de la Méditerranée, de l’Euphrate et des zones fertiles. J’ai fouillé ce site car il est atypique et se situe dans une région méconnue. Il permettait d’accéder directement aux niveaux du iiie millénaire qui affleurent à la surface du sol. Contre toute attente, il révèle que cette steppe aride était habitée dès le milieu du iiie millénaire avant J.-C. par des pasteurs nomades et par des sédentaires regroupés dans des villes. À Al-Rawda, nous avons dégagé deux portes urbaines, des portions de lignes de rempart, des quartiers d’habitation ainsi qu’un sanctuaire avec son enceinte. La régularité du plan de cette ville, dont on a retrouvé le modèle sur d’autres sites, permet d’affirmer qu’elle a été imaginée par les urbanistes de l’époque avant même d’être construite. Elle a été fondée dans un contexte de conquête territoriale au sein d’un espace largement dominé par les pasteurs nomades.

Trois siècles environ après sa fondation, la ville a été abandonnée ainsi que tous les sites environnants, à la suite sans doute d’une surexploitation du milieu, mais aussi d’un changement des centres de pouvoir dans cette région et d’une réorganisation des systèmes de production. Ce qui est fascinant, c’est que l’étude pluridisciplinaire que nous avons menée sur le site archéologique et dans sa région montre que les conditions de vie sont globalement restées les mêmes depuis le milieu du iiie millénaire, période de fondation de la ville antique. L’agriculture est aléatoire car les précipitations annuelles sont faibles et très irrégulières. Pourtant, c’est bien une ville qui existait là, regroupant peut-être 3 000 habitants, il y a 4 500 ans, ce qui a été possible grâce à l’irrigation et à une exploitation optimale des ressources. 

Quels sont les spécialistes intéressés par ce type de site ? 

Avec le codirecteur Nazir Awad, directeur des monuments historiques de Syrie, nous avons composé une équipe pluridisciplinaire constituée, entre autres, par des géographes, des architectes, des céramologues, des archéozoologues, des archéobotanistes et des sédimentologues ainsi que des étudiants français et syriens. 

Comment travaillez-vous avec les Bédouins semi-nomades de la région ? 

Nous avons un peu bousculé leurs habitudes. À l’automne, ils rentraient plus tôt de la transhumance pour travailler avec nous sur le site. Nous vivions sur place, avec eux. La première année nous n’avions pas d’électricité. Nous avons donc dû camper dans un autre bourg. L’année suivante, la première ligne électrique du village a été installée et nous avons pu habiter sur place. Peu à peu, certains villageois se sont spécialisés dans des travaux fins comme déterrer des os ou des murs de briques crues. Nous partagions avec eux nos joies à chaque découverte, une arme en bronze bien conservée ou un dépôt d’offrandes in situ, et les difficultés du travail dans le désert. Des amitiés fortes se sont nouées. Une de mes grandes fiertés est d’avoir fait participer des femmes au chantier. 

Cela a-t-il été si difficile ? 

La société des Bédouins semi-nomades de cette région du désert syrien reste traditionnelle. Au petit matin, lors de l’appel, les hommes et les femmes ne se mélangeaient guère. Les frères et les maris répondaient souvent pour leur sœur ou leur femme. Après quelques années, le jour de la paie, le jeudi, j’ai réussi à obtenir que les femmes elles-mêmes viennent chercher leurs billets. Elles signaient le registre de paie d’un simple gribouillis car elles sont illettrées. Puis je les voyais traverser fièrement la cour, même si quelques mètres plus loin elles remettaient leur salaire à un homme. 

Avez-vous déjà travaillé dans un autre désert ? 

Lorsque j’étais étudiante, au milieu des années 1980, je suis partie trois mois à Larsa, dans le sud de l’Irak, un désert de sable. J’y suis retournée ensuite pour des missions de moindre durée. Chaque année, pour retrouver le lieu des fouilles, nous avions besoin de l’aide du gardien du site, un Bédouin qui nous accompagnait et nous guidait. Arrivés à Larsa, il n’y avait rien d’autre que l’étendue du désert alentour.

Certains jours, le vent de sable était tellement violent que nous devions longer les murs de la maison de fouille, la seule à l’horizon, les yeux cachés derrière des lunettes et tout le visage emmitouflé pour avancer sans nous perdre. Si le vent durait plusieurs jours, les secteurs de fouille pouvaient se retrouver entièrement comblés par le sable. C’était plutôt déprimant !

À l’heure où ces régions sont dévastées par la guerre, je mesure mieux encore la chance que j’ai eue de vivre ces expériences magnifiques. 

Propos recueillis par LINDA CAILLE

 

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