[Archive] Pour la Première ministre Elisabeth Borne, le premier défi du gouvernement sera de « répondre à l’urgence du pouvoir d’achat ». Le 1 vous explique ce qui se cache derrière cet indicateur. 

C’est une angoisse constante, celle du spectre de l’inflation et de la « vie chère ». Interrogés, les Français disent invariablement perdre du pouvoir d’achat. En septembre dernier, ils étaient encore 56 % à l’estimer en baisse depuis le début du quinquennat. Pourtant, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), « au regard des deux mandats passés, le mandat d’Emmanuel Macron est marqué par une évolution favorable du pouvoir d’achat des ménages ». Comment expliquer cette différence de perception ?

Les pistes pour rassurer les optimistes ne manquent pas, dont nombre se rapportent à des biais de perception : une sensibilité supérieure aux baisses plutôt qu’aux hausses ; une attention exagérée aux produits symboliques (la baguette), aux dépenses régulières (l’essence) plutôt qu’aux frais occasionnels (une voiture), aux achats directs (l’alimentaire) plutôt qu’aux prélèvements automatiques (le gaz) ; sans oublier une mémoire des prix couvrant une période souvent plus large (et plus vague) que l’indice entendu à la radio… Les ingrédients du parfait malentendu sont ainsi réunis. La faute au seul consommateur ? Peut-être pas. Car de quoi parle-t-on au juste ? Si la réponse semble a priori simple (le pouvoir d’achat est la confrontation du niveau de revenu au niveau de prix), une plongée dans la mécanique de sa mesure peut défriser.

De Michel-Édouard Leclerc à l’Institut national de la consommation, les attaques contre l’Insee, accusé de sous-estimer l’inflation, n’ont pas manqué

Première difficulté : déterminer l’unité de base du calcul. Selon que l’on optera pour une moyenne par habitant, par ménage ou par unité de consommation (où chaque membre du foyer se voit accorder un coefficient selon son « poids »), on couvrira des réalités différentes, avec des résultats variables : selon l’Insee, entre 2007 et 2018, le pouvoir d’achat par habitant a progressé de 3,6 % ; celui par unité de consommation de seulement 1,3 % ; quant à celui par ménage, il a diminué de 0,9 %. On devine aisément le sort réservé, dans le débat public, à ces subtilités : chacun communiquera le chiffre qu’il voudra…

Deuxième difficulté : déterminer le niveau des prix pour en connaître la variation – c’est-à-dire, aujourd’hui, l’inflation. C’est le rôle de l’indice des prix à la consommation (IPC), calculé par l’Insee à partir du relevé de près de 200 000 prix chaque mois sur tout le territoire. L’Insee compose ainsi un « panier » moyen représentatif de produits (d’usage courant, comme le pain, ou durable, comme les meubles) et de services (loyer, santé, communication, transport, loisirs…), chacun étant pondéré selon la part qu’il occupe dans les dépenses des Français : en 2021, l’alimentation pesait 15,8 %, la santé 11,2 %, l’habillement 3,6 %… La bonne détermination de l’IPC est cruciale puisque c’est à partir de celui-ci (hors tabac) que sont indexés le Smic, les pensions alimentaires ou les rentes viagères. Et tout se complique de nouveau…

Le pouvoir d’achat est une moyenne, il ne reflète pas l’infinie diversité des situations

De Michel-Édouard Leclerc à l’Institut national de la consommation, les attaques contre l’Insee, accusé de sous-estimer l’inflation, n’ont pas manqué. La dernière en date est venue en 2018 d’un docteur en économie au Cnam, Philippe Herlin. Elle reprend deux points débattus depuis longtemps. Le premier : la sous-évaluation du poids du logement. L’Insee compte en effet dans ce poste les loyers et les charges, mais pas l’achat, qu’elle considère relever du placement et non de la consommation : une fois remboursé, le logement, contrairement à la voiture alors souvent en fin de vie, vous reste et a même souvent gagné de la valeur. Herlin conteste cette logique, à laquelle il reproche de masquer l’impact concret de la hausse des prix de l’immobilier et des emprunts sur le pouvoir d’achat. Second point : l’« effet qualité ». Vous achetez un nouveau téléphone : celui-ci est certes plus cher, mais aussi plus performant. Considérant que l’avantage neutralise l’inconvénient, l’Insee abaisse dans son calcul le prix du produit. Effet arbitrairement surestimé, juge Herlin, l’usage de l’acheteur ne s’améliorant pas au même rythme que la performance de l’appareil. Autre désaccord, l’Insee refuse de traiter comme une variation des prix l’abandon de produits ou de services anciens et l’apparition de pratiques nouvelles : passer d’un téléphone à un smartphone, certes plus cher, n’est pas subir de l’inflation, c’est un changement de consommation libre. Mais, répond Herlin, n’y a-t-il pas, cette fois, gain tangible de pouvoir d’achat quand le smartphone remplace l’appareil photo et le caméscope ? On voit ainsi s’affronter, derrière la dénonciation excessive par l’économiste d’un « grand mensonge », deux approches : l’une davantage centrée sur l’évolution des produits, l’autre sur l’expérience du consommateur.

Mais la première raison du décalage récurrent entre opinion et statistiques est encore la plus simple : le pouvoir d’achat est une moyenne, il ne reflète pas l’infinie diversité des situations. Pire, il reflète davantage la consommation des foyers aisés, qui orientent plus, en raison de leurs dépenses lourdes, la composition du « panier moyen ». Imaginez d’autres paniers types, plus ciblés, et de nouvelles réalités apparaissent – les fragilités d’un foyer périurbain modeste, dépendant de la voiture et du prix de l’essence, par exemple. Redécoupez la population par tranches de revenus plus fines, et des disparités rejaillissent – comme ces 5 % des ménages les plus pauvres qui ont perdu 0,5 % de pouvoir d’achat ces cinq dernières années, selon une étude de l’Institut des politiques publiques. Le creusement des inégalités entre situations, manifeste dans l’épisode des Gilets jaunes, rend d’autant plus pressante cette attention aux détails. N’attendons donc pas d’un simple indice plus qu’il ne prétend nous donner. 

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