La question sociale est, en France, consubstantielle à l’émergence même du système politique. Au début du XXe siècle, les premiers partis ouvriers, qui s’inscrivent dans la mouvance socialiste, se sont organisés autour de la défense des catégories populaires, majoritaires et qui vivaient depuis le début de l’ère industrielle dans des conditions de vie déplorables. La question sociale s’est donc imposée très rapidement avec pour objectif final l’émancipation de la classe ouvrière à travers la notion de lutte des classes.

La défense des plus défavorisés devient, à partir de la Seconde Guerre mondiale, l’enjeu central de la vie politique française. Sous l’influence du programme du Conseil national de la Résistance et de la construction d’un État providence fort à partir de 1945, cette question réunit en effet la gauche et la droite, avec pour point commun une volonté de lutter contre l’injuste répartition des ressources financières, économiques et sociales au sein de la société. Cela va se poursuivre jusqu’à la fin des Trente Glorieuses. Mais un déclin intervient au milieu des années 1970. Celui-ci se traduit d’abord par une évolution sémantique, avec l’émergence de la notion de classe moyenne, à laquelle appartiennent, selon le mot de Giscard, « deux Français sur trois ». De cette apparition découle l’idée qu’il n’y a plus de classe ouvrière, mais avant tout une société de la classe moyenne, à qui on fixe une mission de modernisation.

Avec l’émergence de cette nouvelle classe dynamique, plus aisée, la question de l’émancipation de la classe ouvrière va peu à peu disparaître des programmes politiques. Au Parti socialiste, qui n’a jamais été un grand parti ouvrier, ou au Parti communiste, dont le déclin est intimement lié à celui de la question sociale, la classe ouvrière passe au second plan. En réalité, c’est l’idée même que les classes sociales sont au cœur de la réflexion politique qui s’affaisse. Là encore, le vocabulaire change : à l’idée de classe succède celle de « CSP » – de catégorie socioprofessionnelle –, soit une photographie de l’état de la société censée en dévoiler les inégalités, de revenus ou de patrimoine. Sauf qu’il y a une différence entre les inégalités et les classes. La classe sociale a une dimension collective, elle peut développer une conscience d’elle-même, être représentée, et possède des éléments culturels susceptibles de « se mettre en branle », comme disait Marx, pour essayer de s’émanciper des carcans de la domination. Les CSP, elles, sont des catégories neutres, sans identité. Et c’est ce qu’on commence à réaliser dans les années 2000, notamment avec l’article du sociologue Louis Chauvel sur « le retour des classes sociales ». Celui-ci montre que si la dimension d’identification à une classe a disparu, les pratiques de consommation, les modes de vie ou l’endogamie des classes populaires ou aisées persistent de façon différenciée.

On réalise aussi, dans ces années-là, que les inégalités, qui avaient régressé au fil des Trente Glorieuses, augmentent de nouveau. Chauvel met ainsi en avant la question du « temps de rattrapage » : en 1955, un ouvrier pouvait rattraper le salaire d’un cadre au bout de trente ans, donc à l’échelle de sa propre vie. À la fin des années 1990, on est passé à plus de cent cinquante ans, et aujourd’hui à environ cent soixante-dix ans. Statistiquement, non seulement un ouvrier ne peut plus prétendre à un salaire de cadre grâce au travail d’une vie, mais ses enfants et ses petits-enfants non plus – ce qu’on a appelé la « panne » de l’ascenseur social. Cela conduit à un retour des réflexions politiques sur la question des inégalités à partir des années 2000. À droite, on lui préfère celle du pouvoir d’achat : c’est le programme de Nicolas Sarkozy en 2007, dont le principe n’est pas de s’attaquer à la source des inégalités, mais de donner plus d’argent aux travailleurs les plus méritants. À gauche, la priorité est plutôt donnée à la revalorisation du Smic ou du point d’indice des fonctionnaires. Il en ressort que, pour la classe politique dans son ensemble, la réduction des inégalités devient une sorte de mantra qui n’est plus adossé à une lecture globale de la société. C’est d’autant plus paradoxal que ces inégalités ont connu un rebond tout à fait spectaculaire à partir des années 1990-2000, ce qui correspond au moment de la financiarisation de l’économie – financiarisation dont la crise de 2008 est l’incarnation la plus parfaite.

Cette crise aura eu pour conséquence de remobiliser la gauche sur la question de l’inégalité structurelle générée par le système capitaliste, corrélée – et c’est une nouveauté – à l’enjeu environnemental et à l’épuisement des ressources naturelles. La question sociale revient ainsi par la fenêtre à gauche, ce qui marque peut-être un nouveau départ. Pour autant, hormis dire qu’il faut taxer davantage les riches et lutter contre l’évasion fiscale, on ne sait plus vraiment comment lutter contre les inégalités. Parce que le système financier international est devenu tellement interdépendant et complexe qu’il est de plus en plus difficile de comprendre comment mener cette lutte. C’est là un enjeu essentiel dans la prise en compte de la question des inégalités dans la vie politique : ce que permettaient les lunettes idéologiques d’antan – la mise en récit de manière relativement simplifiée d’éléments très complexes de la société, avec un constat (la lutte des classes) et un objectif – a disparu. Or, c’est probablement ce dont on aurait besoin pour refaire des inégalités un problème qui nécessite d’imaginer des solutions, c’est-à-dire une question politique. 

Conversation avec JULIEN BISSON

 

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