Une innocente charité...
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C’est une scène en apparence sans ambiguïté, édifiante, que l’on comprend – et ressent – tout de suite : trois enfants et un chien la composent dans un cadre naturel. À gauche, il y a un jeune garçon en guenilles au corps frêle et voûté, au visage émacié dont le teint gris est admirablement rendu par le peintre, William Beechey (1753-1839) – on croirait voir dans cette pâleur qui a dévoré le rose des joues toute la poussière des rues et une vieillesse précoce. Sur le côté droit, une fillette et son frère, très ressemblants l’un à l’autre, sont vêtus de magnifiques habits qui dégagent des couleurs chaudes, pleines de tonalités charnelles. Un charmant petit épagneul est au premier plan, et sa condition de bête semble infiniment supérieure à celle du mendiant. Car, c’est un mendiant, oui, qui tend la main aux deux têtes blondes, lesquelles sont incontestablement moins âgées que lui. La fillette donne une pièce et ce moment d’échange, à la fois charitable et parfaitement dérisoire, a été placé au centre du tableau.
Cette huile sur toile date de 1793. Elle se trouve à l’intersection de deux préoccupations majeures de l’époque, qui ont notamment été portées par Jean-Jacques Rousseau : les inégalités structurelles de la société ; la considération pour les enfants. Ce qui est saisissant, c’est la synthèse visuelle de l’écart vertigineux entre la pauvreté et l’aristocratie. De surcroît, l’œuvre est de grand format et les personnages sont représentés par Beechey à l’échelle 1 : 1, ce qui signifie pour un spectateur de la fin du XVIIIe siècle une expérience quasi hallucinatoire de présence réelle : la fraîcheur et l’élégance rencontrant la misère noire. Évidemment, le rôle du tableau consiste en une sensibilisation et en une invitation à la pitié et à la générosité.
Du temps de Beechey, quand le tableau est dévoilé, les deux enfants qui font preuve de charité ne sont pas identifiés ni mentionnés dans le titre, de sorte que l’image symbolise de façon générique les injustices du monde et promeut, tout aussi génériquement, les qualités de l’aristocratie pour y remédier. On est en pleine Révolution française et il faut soutenir l’image de la noblesse. En rester à cette lecture serait parfaitement légitime. Mais il se trouve qu’un travail historique a été fait pour savoir qui sont ces modèles. On sait désormais qu’il s’agit des enfants de Sir Francis Ford (1758-1801). Or, celui-ci était un riche propriétaire terrien de la Barbade et possédait de nombreux esclaves. Dans cette perspective, cette effigie devient soudain beaucoup plus dérangeante puisque la bonté philanthropique dont fait preuve la jeune Mary Ford en donnant sa pièce au mendiant procède, à l’échelle familiale, de principes d’enrichissement détestables. Le musée de la Tate, qui conserve l’œuvre, va encore plus loin : il suggère dans la conclusion de sa présentation que ce tableau « pourrait » (might) être en fait une propagande du lobby esclavagiste. Pourquoi ? Parce qu’il accréditerait l’idée de l’époque selon laquelle les travailleurs anglais étaient moins bien traités que les esclaves des Antilles. Bien qu’étroite, la piste mérite, comme n’importe quelle piste, d’être explorée. Mais ce qui est absolument étonnant surtout, c’est de constater l’évolution de la perception de l’œuvre… Elle était sans nul doute, en 1793, dans son contexte d’origine, une invitation – si naïve soit-elle – à une bonté innocente. Elle est à présent devenue, selon l’explication qui en est donnée aux visiteurs de la Tate, une œuvre qui aurait concouru à justifier l’exploitation de milliers et de milliers d’êtres humains. Si les enfants Ford avaient su…
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