Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine. Si ceux-là ne lâchaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. Elle avait pris à gauche le chemin de Joiselle. (…) Le curé de Montsou, l’abbé Joire, passait en retroussant sa soutane, avec des délicatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa robe. Il était doux, il affectait de ne s’occuper de rien, pour ne fâcher ni les ouvriers ni les patrons.

– Bonjour, monsieur le curé.

Il ne s’arrêta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantée au milieu de la route. Elle n’avait point de religion, mais elle s’était imaginé brusquement que ce prêtre allait lui donner quelque chose.

Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Trois fois elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était gras. Et, comme ils débouchaient enfin devant le perron, deux chiens énormes se jetèrent sur eux, en aboyant si fort, que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher prît un fouet.

– Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine.

Dans la salle à manger, la mère et les enfants se tinrent immobiles, étourdis par la brusque chaleur, très gênés des regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui s’allongeaient dans leurs fauteuils.

– Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit office.

Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumônes. Cela rentrait dans leur idée d’une belle éducation. Il fallait être charitable, ils disaient eux-mêmes que leur maison était la maison du bon Dieu. (…)

– Oh ! les pauvres mignons ! s’écria Cécile, sont-ils pâlots d’être allés au froid !... Honorine, va donc chercher le paquet, dans l’armoire.

Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misérables, avec l’apitoiement et la pointe d’inquiétude de filles qui n’étaient pas en peine de leur dîner. Pendant que la femme de chambre montait, la cuisinière s’oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table, pour demeurer là, les mains ballantes.

– Justement, continuait Cécile, j’ai encore deux robes de laine et des fichus… Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons !

La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant :

– Merci bien, mademoiselle… Vous êtes tous bien bons…

Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sûre des cent sous, elle se préoccupait seulement de la façon dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. (…) Elle voulait leur donner l’idée de la pièce de cent sous, elle continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d’abord, bientôt élargie et dévorante. On payait régulièrement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se mettait en retard, et c’était fini, ça ne se rattrapait jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se dégoûtaient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de s’acquitter. Va te faire fiche ! on était dans le pétrin jusqu’à la mort. Du reste, il fallait tout comprendre : un charbonnier avait besoin d’une chope pour balayer les poussières. Ça commençait par là, puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les embêtements. Peut-être bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de même ne gagnaient point assez.

– Je croyais, dit Mme Grégoire, que la Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage.

La Maheude eut un coup d’œil oblique sur la houille flambante de la cheminée.

– Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brûle pourtant… Quant au loyer, il n’est que de six francs par mois : ça n’a l’air de rien, et souvent c’est joliment dur à payer… Ainsi aujourd’hui, moi, on me couperait en morceaux, qu’on ne me tirerait pas deux sous. Où il n’y a rien, il n’y a rien.

Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement allongés, peu à peu ennuyés et pris de malaise, devant l’étalage de cette misère. Elle craignit de les avoir blessés, elle ajouta de son air juste et calme de femme pratique :

– Oh ! ce n’est pas pour me plaindre. Les choses sont ainsi, il faut les accepter ; d’autant plus que nous aurions beau nous débattre, nous ne changerions sans doute rien… (…)

Honorine et Mélanie apportaient enfin le paquet. Ce fut Cécile qui le déballa et qui sortit les deux robes. Elle y joignit des fichus, même des bas et des mitaines. Tout cela irait à merveille, elle se hâtait, faisait envelopper par les bonnes les vêtements choisis ; car sa maîtresse de piano venait d’arriver, et elle poussait la mère et les enfants vers la porte.

– Nous sommes bien à court, bégaya la Maheude, si nous avions une pièce de cent sous seulement…

La phrase s’étrangla, car les Maheu étaient fiers et ne mendiaient point. Cécile, inquiète, regarda son père ; mais celui-ci refusa nettement, d’un air de devoir.

– Non, ce n’est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons pas.

Alors, la jeune fille, émue de la figure bouleversée de la mère, voulut combler les enfants. Ils regardaient toujours fixement la brioche, elle en coupa deux parts, qu’elle leur distribua.

– Tenez ! c’est pour vous.

Puis, elle les reprit, demanda un vieux journal.

– Attendez, vous partagerez avec vos frères et sœurs.

Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les pousser dehors. 

Germinal, IIe partie, chap. ii, 1885 

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