La culture et la langue. Ces deux mots vont si bien ensemble. Les langues sont des vecteurs de culture. Et il n’existe pas de culture sans langue. C’est la raison pour laquelle s’approprier une langue reste l’un des meilleurs moyens pour embrasser une culture, sans oublier – et encore moins renier – ses origines. C’est le cas du français. Je dois beaucoup à la langue française. Elle est un puissant facteur d’intégration. Je l’ai éprouvé tout au long de mon parcours depuis ma Tunisie natale. Une anecdote, que je vais vous raconter, en dit plus qu’une longue démonstration.

Pour acquérir la nationalité française par naturalisation, il était nécessaire, il y a quelques années, et c’est encore le cas aujourd’hui, de passer un test d’évaluation. Ce test consiste en un entretien avec un agent de la préfecture. L’objectif étant de prouver une maîtrise correcte de la langue française. Autant dire qu’il s’agissait d’une formalité pour l’étudiante que j’étais à l’époque. J’estimais qu’après un baccalauréat obtenu avec mention au lycée français en Tunisie et des études de troisième cycle à la Sorbonne, je n’avais plus grand-chose à prouver dans ce domaine. Toutefois, j’étais prête à passer tous les tests d’évaluation de la terre pour décrocher le fameux sésame, mes papiers.

Ce jour-là, nous étions une vingtaine à espérer réussir l’examen de passage. Dans la salle d’attente, ma voisine de gauche ne cesse de jouer nerveusement avec ses clés. Âgée d’une petite quarantaine d’années, le visage crispé, son angoisse est palpable. J’engage la conversation pour tenter de détendre l’atmosphère. 

Maman de deux garçons de nationalité française, Malika vit ici depuis dix ans. Dans un français approximatif, elle m’explique sa situation. Son certificat de résidence arrivant à expiration, elle espère réussir le test afin d’avoir plus de chances d’obtenir sa naturalisation. Divorcée, plongeuse en restauration, malgré toutes les difficultés rencontrées, elle n’imagine pas sa vie ailleurs qu’en France. Je lui demande pourquoi elle n’a pas cherché durant toutes ces années à prendre des cours de français afin de faciliter sa vie de tous les jours. Malika a du mal à répondre. Elle cherche ses mots, s’interrompt à plusieurs reprises. Après d’interminables minutes ponctuées par de nombreux bafouillements, je finis par comprendre que son ex-mari n’a rien fait pour l’y encourager. Au contraire. Il a sciemment freiné sa volonté réelle de s’intégrer. En l’empêchant d’apprendre correctement le français, il l’a, de fait, éloignée de la République. Coupable attitude aux conséquences dévastatrices.

Depuis sa séparation, Malika tente néanmoins de combler ses lacunes en suivant des cours du soir gratuits. Après le travail, le cœur serré de laisser ses jeunes garçons se débrouiller seuls dans leur petit appartement, elle rejoint une association de quartier. L’apprentissage y est sommaire. Il s’agit avant tout de maîtriser les fondamentaux de la langue.

Comment allait-elle passer dans de telles conditions le test d’évaluation alors qu’elle n’arrivait pas à finir une phrase ? Ne pouvait-on pas la juger sur sa volonté de s’intégrer plutôt que sur la maîtrise du français ? Tandis que je me posais mille questions, Malika se leva brusquement. C’était son tour. Elle venait d’être appelée.

Je la vois s’éloigner et disparaître derrière un box, le numéro 15. Je m’en souviens encore. Je ne cessais de penser au parcours de cette femme. Je l’imaginais à cet instant perdue face aux nombreuses questions de l’agent de préfecture. J’aurais aimé être son souffleur pour l’aider à franchir ce cap inatteignable dans de telles conditions. 

Une dizaine de minutes plus tard, Malika réapparut, la mine toujours aussi sombre. En passant devant moi, elle fit un petit signe en posant la main sur son cœur. À peine avait-elle franchi le pas de la porte, que je fus appelée à mon tour. Ironie du sort, je suis interrogée par le même agent, box numéro 15. Je brûlais d’envie de lui demander comment Malika s’en était sortie. Il ne m’en laissa pas le temps et commença rapidement l’entretien. Les questions étaient banales. En y répondant, je me rendais compte de la chance que j’avais d’avoir pu bénéficier d’un parcours scolaire et universitaire exemplaire. Mes parents m’avaient donné le meilleur des passeports dans la vie. À la fin du test, pensant me faire plaisir, le fonctionnaire me lança cette phrase : « Quel contraste avec la personne qui vous a précédée ! Vous avez mérité haut la main votre naturalisation. Elle est acquise, vous pouvez être tranquille. » 

Il ne savait pas qu’il m’avait, au contraire, plongée dans un abîme de perplexité. Terrible injustice pour Malika qui allait encore devoir prouver qu’elle « méritait » d’être française.

Son tort ? Malgré tous ses efforts, elle ne disposait pas de cette arme d’intégration massive par excellence, la maîtrise de la langue, l’un des éléments constitutifs de l’identité culturelle. 

Langue et culture sont les deux faces d’une même pièce facilitant l’intégration dans le respect des origines de chacun, loin de tout processus d’assimilation qui n’est qu’un mythe. 

 

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