LOIN DE L’ALGÉRIE et de la France, loin de la perpétuation des stigmates de la colonisation française en Algérie et en France qui continuent de rythmer le débat franco-algérien en 2021, la mémoire de la guerre d’Algérie est présente outre-atlantique sous l’éclairage des négociations identitaires liées à l'exil et au melting-pot de la société américaine.

La présence algérienne aux Etats-Unis s’est durablement ancrée sur le territoire américain à partir du XIXème siècle en écho direct au combat de l’émir Abdelkhader résistant à la conquête française (1830-1847). Une ville de l’Iowa porte son nom, Elkader. Fondée en 1846 par Timothy Davis, John Thompson et Chester Sage en hommage à l’émir, elle est jumelée depuis 1984 avec la ville algérienne de Mascara. Le 5 juillet 2008, l’ambassadeur algérien aux États-Unis, Amine Kherbi, visita la ville pour la fête d’indépendance. La coïncidence de la date anniversaire des deux indépendances, l’américaine le 4 juillet, l’algérienne le 5 juillet, offre une occasion unique de célébrer les liens entre les deux pays et de fêter ses ressortissants algériens, partie prenante de la fabrique sociale américaine. L’ambassadeur Abdallah Baali participa au “Abdelkader Education Project’s Forum” que la ville organise depuis 2009, et cette initiative fut relatée en 2013 dans les colonnes du New York Times1. L’ambassadeur actuel, Madjid Bouguerra, s’y rendit en septembre 2015 puis ce fut au tour du maire de la ville, Josh Robert Pope, de venir le 19 février 2020 à l’ambassade algérienne de Washington D.C. pour une visite de courtoisie. Ainsi la ville rurale d’Elkader2, forte de 1300 âmes, est-elle une étape prisée des officiels algériens aux États-Unis dans une stratégie d’ancrage américain et de “marketing de soi” de l’Algérie; une opportunité de rendre l’Algérie et son histoire plus visibles auprès du peuple américain.

Plus à l'Ouest, dans la baie de San Francisco, une association algérienne fait vivre l’Algérie sur la rive Pacifique, en tissant un lien communautaire pérenne depuis trente ans au sein de la Silicon Valley, l’Association Algérienne Américaine de Californie du Nord, fondée en 1992. Association au statut apolitique et areligieux, elle valorise une certaine image de la culture algérienne, arabe, amazighe et maghrébine en Californie, cultures passées et présentes, de la venue du ballet national algérienen mars 2004 à Oakland à la présence de films algériens lors de festivals annuels du film arabe de San Francisco et de Berkeley, de l’organisation des First Algerian Nights de danse traditionnelle au stand de l’association au festival culturel arabe de San Francisco.

L’association entretient également la mémoire de la guerre d’Algérie en célébrant la date historique du début de la guerre, le 1er novembre 1954. La célébration de laToussaint rougeen 2015, intitulée “Kids of November”, se déroula en y associant les enfants de la communauté qui mirent en scène des épisodes forts de l’histoire de l’Algérie en lutte contre la “tyrannie française” : “This is a family/community oriented event, and a great opportunity to teach our kids about Algeria's history and struggle against the French tyranny. Please come celebrate with us so we can honor our brave martyrs.” 

Parmi les manifestations les plus marquantes de l’association, figurent en tête les conférences de Hamou Amirouche (1937-2018), passeur de la mémoire algérienne en Amérique du Nord, Etats-Unis et Canada inclus. La visite d’Amirouche à San Francisco en 2015 est emblématique à cet égard. Invité à deux reprises durant la même année pour présenter ses mémoires, publiées en français, Akfadou. Un An avec le colonel Amirouche et en anglais, Memoirs of a Mujahed. Algeria’s struggle for Freedom, 1945-19623, le respect qui entoure Amirouche auprès de ses compatriotes d’Algérie, expatriés en Californie, fut manifeste lors de ses conférences4. Des maquis algériens de la Wilaya III où il a tôt combattu auprès du colonel Amirouche (sans lien de parenté), à ses études en Tunisie et aux États-Unis dans les années soixante, de son retour en Algérie jusqu’en 1994 puis son installation en Californie avec sa famille dès 1997, sa trajectoire se lit comme un récit mémoriel de lutte contre le colonisateur, de résilience face à la montée de l’islamisme en Algérie et d’une double inscription, dans l’histoire algérienne depuis ses débuts de forgeron à Béjaïa aux maquis du FLN et dans l’histoire de l’immigration américaine. En effet, diplômé des universités américaines de Wesleyan et du Colorado, marié à Betsy, une intellectuelle américaine de Boston dont le motto est “Life is what you make it”, qui dirigea l’école américaine d’Alger jusqu’en 1994. Parents de deux enfants, le couple vécut en Algérie durant vingt-sept ans. Hamou Amirouche incarne le rêve américain aux yeux de nombre de ses compatriotes.

Invité à analyser l’évolution politique de l’Algérie et du Maghreb, il a sillonné l’Amérique du Nord pour transmettre l’histoire de la guerre d’Algérie aux jeunes générations d’Américains et de Canadiens, nés de parents algériens. Hamou Amirouche était notamment animé de la volonté de réhabiliter le colonel Amirouche Aït Hamouda, un acteur majeur de la guerre de libération à l’image fortement compromise par le complot de la bleuite5, cette opération d’intoxication et de manipulation psychologique des services secrets français, menée par Paul-Alain Léger, pour infiltrer le FLN. Le colonel Amirouche fut tué par les Français lors d’une embuscade en 1959 et Hamou Amirouche n’aura de cesse de rétablir la réputation de son commandant controversé. 

Lors de sa conférence en février 2015 pour l’AAA-NC, une cérémonie solennelle est orchestrée à San José. Les membres de l’association procèdent à la levée du drapeau algérien. Ils chantent l’hymne national algérien mais n’entonnent pas l’hymne américain, bien que les deux drapeaux soient ostensiblement déployés côte-à-côte. Le chant est suivi d’une mise en scène des enfants de l’association qui ont préparé un poster et la jeune génération verbalise son hommage à Amirouche en langue anglaise. Le président de l’association lui remet un certificat d’appréciation de l’association pour son service exceptionnel de patriote algérien et Amirouche de recevoir une standing ovation, qu’il interprète comme un signe de sur-identification compensatoire. Dans nos entretiens avec différents membres de l’association, il est frappant de constater qu’ils voient en lui une mémoire vivante de l’Algérie héroïque en Californie. Hamou Amirouche représente une passerelle mémorielle avec l’histoire glorieuse de l’Algérie venue à bout du colonisateur français. Symbole de la lutte historique de leur pays natal pour son indépendance, se réclamer de Hamou Amirouche et de son passé de maquisard en terre d’adoption californienne, participe d’un double processus, un processus de culpabilisation pour certains Algériens d’avoir quitté l’Algérie au moment de la décennie noire, et mécanisme de ré-ancrage mental de l’exilé.e dans sa propre histoire, dont Hamou Amirouche est lui-même conscient. Interrogé sur cette dimension-là, il assume son rôle en préférant que les Algériens-Américains se reconnaissent en lui « plutôt qu’en les islamistes! »6.

 


1 Samuel G. Freedman, « Iowa Town Named for Muslim Hero Extols Tolerance », New York Times, 3 mai 2013.
2 http://www.elkader-iowa.com
3 Hamou Amirouche, Akfadou. Un An avec le colonel Amirouche, Alger, Casbah Editions, 2009. Memoirs of a Mujahed. Algeria’s struggle for Freedom, 1945-1962, San Diego, compte d’auteur, 2014.
4 Voir photos et extraits vidéo de la cérémonie en ligne: https://www.youtube.com/watch?v=6WIkqySXlLw
5 Voir La Bleuite, l'autre guerre d'Algérie, documentaire de Jean-Paul Mari, 2017 (avec notamment le témoignage de Hamou Amirouche).
6 Marie-Pierre Ulloa, Le nouveau rêve américain, du Maghreb à la Californie, Paris, Cnrs éditions, 2019, pp. 275-278.

Vous avez aimé ? Partagez-le !