Lorsque l’échec du putsch d’avril  1961 (celui du « quarteron de généraux en retraite ») fut consommé, les paras du 1er REP, son fer de lance, adoptèrent comme chant de ralliement le « Non, je ne regrette rien », grand succès d’Édith Piaf de l’époque. Quelques années plus tard, les derniers terroristes de l’OAS, après avoir accentué les malheurs de l’Algérie, porté la guerre en France, plastiqué et assassiné en permanence durant deux années, attenté trois fois à la vie du chef de l’État, furent arrêtés. Ils regrettèrent, eux… mais ce fut d’avoir échoué dans leur double mission : conserver l’Algérie, terre française, et imposer en métropole un régime autoritaire, fascisant.

Algérie française, OAS, « nostalgérie »… Cela fait soixante années que cela dure, deux générations que la guerre d’Algérie et cette mémoire-là investissent la vie de la société française. Investissent… ou empoisonnent ? Pour ses inspirateurs, l’histoire est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Combat réactionnaire, au sens propre du terme. Les guerres perdues sur le terrain, militairement ou politiquement – ou les deux –, ils les relivrent avec en bouche, cette fois enfin, le goût sucré de la revanche.

Une partie des rapatriés cultive la même idée fixe, la même idéalisation d’une « Algérie heureuse »

Qui aurait pu penser, en 1962, après un cycle ininterrompu de conquêtes de l’indépendance par les anciennes colonies, après un cessez-le-feu qui mit un terme à une domination dont ne voulaient plus les Algériens mais aussi – pour d’autres raisons – la majorité des Français, après l’élimination de la « boîte à chagrins » (expression du général de Gaulle), qui aurait pu penser que cette poignée d’ultras serait en mesure de guider en partie le débat mémoriel ? Pourtant, ils l’ont fait. Et, force est de le constater, ils y sont partiellement parvenus. On ne peut enlever à cette frange ni la fermeté de convictions, ni la suite dans les idées, ni la capacité de polariser ce débat.

Certes, toute généralisation est hâtive. Certes, sans enquête statistique, sans sondage, il est bien difficile de savoir ce que pense en 2021 la masse des rapatriés – et, par-delà, leurs descendants. Mais le moins que l’on puisse écrire est qu’une partie d’entre eux, celle qui s’exprime le plus bruyamment, persiste, cultive la même idée fixe, la même idéalisation d’une « Algérie heureuse ».

Des liens se tissèrent progressivement entre cette extrême droite et certains cercles proches du pouvoir

Le drame est que ce courant a progressivement gangrené – le mot, en la circonstance, est amplement justifié – d’autres composantes de la vie politique française. Après 1962, sa première tentative fut de poursuivre le combat au sein de l’extrême droite, réceptacle naturel. En 1965, donc seulement trois années après Évian, la campagne présidentielle fut l’occasion pour les militants de cette mouvance de se compter. La campagne de Tixier-Vignancour – pétainiste durant la guerre mondiale, avocat des ultras pendant la guerre d’Algérie – fut dirigée par un certain Jean-Marie Le Pen, appuyé sur des colonialistes à l’ancienne (Georges Bidault), mais aussi sur de jeunes activistes du mouvement Occident – François d’Orcival, Claude Goasguen, Alain Madelin, Patrick Devedjian, Gérard Longuet… Mais il fallait faire plus. Progressivement se tissèrent des liens entre cette extrême droite et certains cercles proches du pouvoir, en particulier dans l’entourage du fringant ministre de l’Économie Valéry Giscard d’Estaing. Le départ du pouvoir du général de Gaulle – honni par les uns, trahi par les autres – en 1969, puis, surtout, l’avènement de Giscard à l’Élysée en 1974 allaient ouvrir à cette alliance inavouée, ou pour le moins cette convergence, une véritable avenue. Un homme fut alors à la manœuvre : Jacques Dominati, défenseur de l’Algérie française durant la guerre, à la fois giscardien et… ami intime de Le Pen, nommé secrétaire d’État aux rapatriés en 1977. Il tissa dans l’ombre des liens entre ces deux familles de la droite. Il ne fallut attendre que trois années de plus pour que cet officiel parade, à Toulon, aux côtés de l’ex-général putschiste et pivot de l’OAS, Edmond Jouhaud, lors d’une cérémonie dite « du Souvenir », en fait une défense et illustration de l’œuvre civilisatrice de la France en Algérie. Plus tard encore, dans la droite ligne de cette politique, la loi du 23 février 2005 exaltait « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » (article 4, certes évincé après une intervention in extremis du président Chirac, mais à la portée symbolique qui n’a pas fini de faire des dégâts).

Il ne s’est pratiquement pas passé une année, depuis 1962, sans publication d’un ou de plusieurs livres réécrivant, triturant l’histoire de l’Algérie colonisée.

Le 29 janvier 2012, le maire UMP de Perpignan, Jean-Marc Pujol, le ministre de la Défense Gérard Longuet (ancien, on l’a dit, du mouvement Occident) et le président des Cercles algérianistes, Thierry Rolando, inaugurèrent le Centre de documentation des Français d’Algérie au sein des vastes et luxueux locaux de l’ancien couvent Sainte-Claire. Rolando, qui signa à cette occasion la préface du livre-catalogue (Notre histoire d’Algérie), écrivit : « L’histoire de l’Algérie française s’est écrite trop souvent depuis cinquante ans sans les Français d’Algérie. » Sans eux, vraiment ? Pur fantasme. Il existe aujourd’hui plusieurs dizaines de villes, dont une majorité dans le sud de la France, où des stèles, des monuments, des noms de rues, glorifient les activistes (et, dans certains cas, les assassins) du combat Algérie française. Si des municipalités d’extrême droite ont déployé le drapeau, d’autres, dirigées par la droite classique, ont joué la même partition. Même chose dans l’édition. Il ne s’est pratiquement pas passé une année, depuis 1962, sans publication d’un ou de plusieurs livres (dont les mémoires nombreux d’anciens de l’OAS), d’une revue sur papier glacé et, depuis quelque temps, sans émission de chaîne d’information en continu (et pas seulement CNews) réécrivant, triturant l’histoire de l’Algérie colonisée. Toutes les occasions ont été bonnes, de la sortie du film Hors-la-loi (Rachid Bouchared, 2010) aux déclarations du président Macron (Maurice Audin, 2019 ; Ali Boumendjel, 2021) pour crier à la trahison, au crime contre la mémoire, à la dénonciation des professeurs de repentance, des défaitistes, des intellectuels de gauche, bref contre ce qui leur est apparu comme l’anti-France.

Les partisans acharnés de l’Algérie française « se sont installés à contre-courant de toute évolution »

Mais ces reconstitutions fantasmatiques se sont heurtées à un obstacle : l’histoire. Georges Balandier, en son temps, avait minutieusement décrit la situation coloniale, dont le socle était la multiplication des inégalités, des injustices, le tout sur un fond d’infini mépris racial. La décolonisation à la française, dont le cœur fut la guerre d’Algérie – ne jamais oublier, pour autant, les conflits d’Indochine et du Cameroun –, en fut un achèvement tragique. Des chercheurs, après des années d’investigation, de consultation des archives, de recoupement des sources, ont apporté des éclairages nouveaux, ont fait passer certains phénomènes (la torture, la répression judiciaire…) du domaine de la dénonciation à celui de la description historique. Si la déconstruction de l’image de l’« Algérie heureuse » ne fut pas leur but, c’en fut le résultat.

C’est de ce heurt qu’est né ce monstre conceptuel, l’islamo-gauchisme – et la dernière polémique visant le monde de la recherche, fruit de la convergence désastreuse entre les discours d’une sinistre ministre (illustration de la perversité du « en même temps » macronien), les cris de pamphlétaires revanchards et les approximations de journalistes pressés. Primo : les nostalgériques et leurs alliés sont bardés de certitudes. Secundo : les chercheurs les battent en brèche. Tertio : c’est donc que ces chercheurs sont porteurs d’une idéologie gauchiste. Misère de la philosophie ministérielle et médiatique.

En 1961, le grand historien Charles-André Julien ferraillait déjà contre les partisans acharnés de l’Algérie française : « Ils se sont installés à contre-courant de toute évolution, ils ont bloqué l’histoire » (préface aux Français d’Algérie, de Pierre Nora). Ou en tout cas, ils ont essayé. Car ils auraient pu brûler entièrement Alger et Oran, ils auraient pu torturer encore plus d’adversaires, français et arabes, assassiner plus de Boumendjel et d’Audin, l’indépendance de l’Algérie eût été tout de même conquise. C’est cela qui, aujourd’hui encore, nourrit leur rage. 

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