L’historiographie produite à partir des universités nord-américaines décentre le regard sur la guerre d’Algérie, encore trop exclusivement appréhendée sur un mode universitaire binaire franco-algérien. Anglophone, francophone, souvent arabophone, le travail de chercheurs en dehors du tandem algéro-français offre un regard tiers sur l’histoire coloniale dans un mouvement décomplexé, loin de toute allégeance nationale ou communautaire.

Ce décentrement renouvelle l’écriture historiographique à travers un investissement dans des archives en partie inexplorées et une approche pragmatique et théorique insérant l’histoire des relations franco-algériennes dans une narration d’empire. La production de ces chercheurs est sensible à la dialectique impériale car ils vivent au sein de l’empire nord-américain. Elle est aussi relayée par des maisons d’édition universitaire dynamiques (Stanford, Cornell, Nebraska, Harvard, Chicago, Liverpool).

Ce ne sont pas tant les thèmes de recherche que les angles d’approche qui innovent : Sarah Stein, dans Saharan Jews and the Fate of French Algeria (« Les Juifs du Sahara et le destin de l’Algérie française ») montre à partir d’archives inédites de Guardaïa et du M’Zab, les mécanismes légaux et politiques qui ont permis la périphérisation des Juifs du Sahara par les autorités françaises, qui ont privilégié la population juive de l’Algérie du Nord, dans l’application d’une idéologie coloniale différentialiste.

Joshua Cole, dans Lethal Provocation : The Constantine Murders and the Politics of French Algeria (« Mortelle provocation : le massacre de Constantine et les politiques de l’Algérie française »), retrace les émeutes antisémites meurtrières de Constantine en 1934 sous la forme d’un thriller qui bouscule les grilles analytiques habituelles d’un fait divers en entrecroisant l’histoire de la police locale, l’histoire politique de l’implication de l’extrême droite qui attisait l’antisémitisme des musulmans, l’histoire sociale de l’instrumentalisation des rapports de force entre « indigènes », « Européens » et Juifs. L’attention portée à la construction du récit, à son suspens, montre aussi l’importance de la dimension littéraire dans l’écriture de l’histoire à l’américaine.

Néanmoins, force est de constater le manque de visibilité de ces travaux en France. Cette carence a à voir avec la frilosité du marché de la traduction de l’anglais vers le français. Hormis certains historiens traduits dans notre langue – comme Todd Shepard, auteur de 1962 : comment l’indépendance algérienne a transformé la France, cité par le rapport Stora, ou Eric Jennings, historien à la triple culture canadienne, américaine et française qui publie ses livres en anglais puis les traduit lui-même en français (Escape from Vichy: the Refugee Exodus to the French Caribbean, par exemple, devenu Les Bateaux de l’espoir : Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise) –, la circulation des idées se fait avant tout par un accès direct au texte original. Elle est donc forcément limitée. Si la question générationnelle entre en jeu (les jeunes chercheurs maîtrisent mieux l’anglais que leurs aînés), une plus grande ouverture à la traduction permettrait d’aborder cette histoire en aérant le débat, loin des particularismes franco-algériens des différentes entités mémorielles : Algériens nationalistes, « rapatriés » pieds-noirs, militaires, appelés, harkis, insoumis, « porteurs de valises », représentants politiques et administratifs.

Vous avez aimé ? Partagez-le !