Un pays sans mémoire est une femme sans miroir
Belle mais qui ne le saurait pas
Un homme qui cherche dans le noir
Aveugle et qui ne le croit pas

Mon aïeul un jour perdit sa noble tête
Au combat parmi ses guerriers
Décapité son corps devant la femme fut jeté
Par l’ennemi français
C’était en dix-huit cent soixante-dix
Ou soixante et onze
Cette date je l’ai retrouvée
Dix ans après
Que la plus vieille de la famille me conta l’épopée
C’était… quand donc était-ce petite mère cette colère
C’était l’année de la grande misère
Où les femmes trop tôt accouchaient
Où les enfants de famille mouraient
Et les hommes aussi à la guerre

Mon aïeul un jour perdit sa noble tête
Au combat parmi ses guerriers
Et l’histoire contée se répète
Rosée sur les feuilles de la nuit
Prunelles dans le blanc des yeux de l’oubli
Merveilles dans les songes d’enfance attentive
Et l’histoire se répète à côté de la braise
Avec des mots brisés
Et des voix qui se cherchent
Et des vieilles méprisées
Parce qu’elles ne parlent pas français

Un pays sans mémoire est une femme sans miroir
Un homme qui cherche dans le noir.

 Poèmes pour l’Algérie heureuse, SNED, Alger, 1969

Assia Djebar grandit dans le village colonial de Césarée. Son père est le seul instituteur arabe de l’école française ; sa mère, une princesse d’Orient à l’élégance citadine voilée. Entre France et Algérie, ses romans interrogent le destin des femmes musulmanes et la mémoire de son pays. Elle entre à l’Académie française en 2005. 

 

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